La Cité Nocturne

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Maëda homme
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France
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Inscrit le 16 Feb 2018
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Cinq cartons et quatre grammes de Psilocybe Cubensis sont arrivés la veille par la Poste. Harry m'annonce qu'il a l'intention de consommer un carton le lendemain, mais je décline dans un premier temps. Je suis sensé aller au boulot, et ma raison me met en garde contre les absences injustifiées. Tâchant de ne pas penser à l'idée d'un voyage psychédélique, je me concentre sur un dessin entamé au début de la semaine.

    Je me rend compte que je n'ai pas beaucoup progressé depuis que je travail, et que le temps me manque terriblement depuis plusieurs mois. Des brides d'enregistrements audios d'Alan Watts s'ajoutent à ce constat, et je songe à la spontanéité perdue de mon enfance. Qu'ai-je envie de faire, là, maintenant ? Levant les yeux de mon dessin, je m'adresse à Harry.

- Je crois que je vais faire craqué un jour de taff.

    Il acquiesce sans surprise. Il faut dire qu'il me connaît le bougre. Je progresse donc sur mon dessin jusqu'au milieu de la nuit, et j'omets consciemment d'activer le réveil de mon téléphone avant de me coucher.

    Le lendemain, je me lève au début de l'après-midi sans surprise, avec une petite pensée pour mes collègues et mon responsable. J'ai déjà une excuse qui n'est pas si loin de la vérité : « Intoxication alimentaire ». Il est presque dix-sept heure lorsqu'Harry me tend un petit bout de carton coloré au bout d'une pince à épiler.

    Je le pose sur ma langue et le laisse se balader dans ma bouche un gros quart d'heure, contrairement à Harry qui l'a avalé tout rond. Pris d'une soudaine inspiration, je décide de sortir mes crayons à aquarelles afin d'attendre la montée. Je commence à esquisser un arbre, puis un deuxième, lorsque je remarque Harry en train de se balader dans l'appartement. Il s'approche pour jeter un œil à mon œuvre, puis retourne faire les cents pas à travers le salon.

    Mes deux arbres se transforment peu à peu en forêt, et Harry revient avec deux tasses de thé. Il prend place sur la chaise en face de moi, et semble captivé par les tâches d'aquarelles que j'éparpille sur ma feuille.

- On dirait une vrai forêt de loin.

    Je trouve qu'il exagère, mais je me décide à contempler la peinture en la tenant à bout de bras.

- J'avoue, lui dis-je.
- Fais voir.

    Je passe la feuille à Harry, qui l'éloigne et la rapproche de ses yeux comme pour confirmer sa première impression. Je remarque que ses pupilles sont aussi rondes que celles d'un chat, et en regardant autour de moi, je commence à remarque que les contours du mobiliers et les reliefs des murs sont beaucoup plus prononcés. En particulier le mur de pierre qui soutient la véranda du salon.

- Je crois que ça commence.

    Harry me confirme d'un signe de tête, tout en étant absorbé par les arbres à l'aquarelle. Il me rend la feuille, et je m'amuse à mon tour à l'éloigner et la rapprocher de mon regard. Une brise fait bouger les feuilles de cette forêt imaginaire. Harry décide alors de mettre un live des Brian Jonestown Massacre sur son ordinateur, et j'essaye de poursuivre ma peinture. J'ai du mal à me concentrer, mais étaler les couleurs des crayons avec mon pinceau me procure une sensation agréable.

- Je me sens lourd, déclare alors Harry.

    Je lui demande si tout va bien, car je commence à sentir un début d'anxiété en lui. Il a chaud, et chacun de ses gestes lui semblent lents et difficiles. Il m'a l'air normal à première vue, mais je lui propose de se poser dans le canapé pour regarder le live. On regarde sans regarder, tout en écoutant sans écouter.

- Je crois que je ne peux plus bouger.

    Harry semble inquiet, et son inquiétude me contamine, mais je remarque dans le même temps qu'il continue de siroter son thé. Mon chat décide alors de se poser sur ses genoux, comme s'il sentait son malaise. Brave bête. Je me dis que les animaux ont une sensibilité exacerbée qui mériteraient d'être imités par les hommes. Inspiré, je tente de rassurer mon coéquipier.

- Moi aussi je me sens lourd, mais ça va passer. On devrait prendre l'air.
- Dehors ? Mauvaise idée ! De toute façon je ne peux plus bouger.

    Disant cela, il se lève pour prendre son paquet de cigarette et s'en griller une à la fenêtre. Je le rejoints, remarquant au passage que la nuit est tombée et que le temps est pluvieux. J'allume une clope sans la sentir entre mes doigts, et on s'imagine des scénarios rocambolesques au cas où on décidait de sortir dans notre état. Je me sens pourtant apte à explorer la ville, mais Harry se sent toujours lent et incapable de bouger. Il a néanmoins éclaté de rire en réalisant qu'il se tenait à la fenêtre avec sa cigarette. Il me propose de nouveau un thé que j'accepte, sans réaliser que je n'avais pas terminé ma première tasse.

    Je retourne sur mon aquarelle, mais la forêt est désormais secouée par un vent invisible. Le mur de pierre qui me fait face est quant à lui d'une beauté sidérante. Lorsqu'Harry revient avec ses deux breuvages, il me propose de sortir prendre l'air. Oubliant toute règle élémentaire de sécurité, j'accepte.

    On enfile nos manteaux, on lace nos chaussures, puis après avoir vérifier que j'avais mon téléphone et mes clefs je me lance à la suite d'Harry à travers les rues humides de la cité nocturne.

    Il fait froid sans faire froid, et je découvre que marcher est agréable. Marcher pour le plaisir de marcher est relaxant. Les phares des voitures sont d'un rouge incandescent, et les particules de pluie s'éparpillent sur la route comme un million de points étincelants.

    Nous avançons jusqu'à un petit parc au milieu d'un grand rond point. Le trottoir me semble tantôt large, tantôt étroit. J'hésite à traverser un passage piéton même si le bonhomme est vert, mais Harry semble avoir retrouvé ses forces car il m'encourage à poursuivre cette escapade. Nous faisons le tour du rond-point, et plus le temps passe, plus ma perception des distances se détraque.

- Tout va trop vite, déclare Harry.

    Je ne peux qu'être d'accord avec lui. Les voitures et les passants filent à une vitesse ahurissante. Le rond-point est bancale et les arbres sont courbés sous l'effet de cette déformation temporelle. Je découvre que les voitures aussi sont beaucoup plus petites que d'habitude. Comment des gens peuvent tenir là-dedans ? Les lois de la physiques ne s'appliquent plus autour de moi, mais tout les passants semblent n'y prêter aucune attention. Ils vont beaucoup trop vite pour s'en rendre compte. Seul Harry comprend ce que je vois, et je suis le seul à voir ce qu'Harry est en train de comprendre.

- Allons jusqu'à la place de la mairie, propose-t-il.

    Je suis à la fois excité et effrayé par l'idée de s'aventurer aussi loin. Nous retrouvons le passage piéton qui nous a mené au rond-point, mais sa taille a désormais triplé de volume. Les grondements de la circulation sont assourdissants, mais la présence d'Harry m'ôte toute forme d'inquiétude. Il a l'air de maîtriser la situation, ce qui est de moins en moins mon cas.

    Je me souviens alors qu'il a avalé directement le carton, tandis que je l'ai laissé presque vingt minutes dans ma bouche. Je suis en train de me prendre la foudre alors qu'il a passé la première tempête. Que l'hypothèse soit vrai ou non, elle me rassure. Harry est maintenant le chef de la mission d'exploration, et il semble en pleine forme. Pour ma part, je découvre une autre facette de ma ville.

    Je redécouvre des rues et des boutiques sous un nouveau regard. Les immeubles n'ont plus la même dimension, et les routes s'étirent à perte de vue. Mon propre corps semble s'étirer et rapetisser tandis que je marche au milieu d'une cité aux proportions inconcevables. Je me rend compte que je vois aussi clairement qu'en plein jour, mais le ciel baigne dans des nuances d'améthyste et de saphir. Je peux voir le champ électromagnétique terrestre bombardé l'atmosphère de ses ondes normalement invisibles.

    Nous arrivons sur la grande place de la mairie, et l'ancien palais avec sa haute tour me parait à la fois grotesque et impressionnant. Des projecteurs clignotent comme le bouquet final d'un feu d'artifice, et Harry me parle de ce qu'il voit et ressent. Il est étonnement serein, tout en se méfiant des gens qui passent près de nous. Je l'écoute sans l'écouter, car les pierres de la tour du palais commence à fondre l'une dans l'autre. Je réalise que je ne vais pas tarder à être au sommet de la vague, et je propose à Harry de rentrer avant que les sons commencent à se déformer.

    Il accepte, mais le chemin du retour s'avère être extrêmement compliqué. Je feins de gérer même si les rues sont désormais aussi larges que des pistes d’atterrissages. Les passants apparaissent comme par magie près de moi, comme des figurants éphémères qui jouent leur rôle dans l'histoire de ma vie, avant de nouveau fusionner avec la ville.

     Les voitures garés le long des trottoirs sont ridiculement minuscules et penchés, mais tandis que j'essaye de le faire remarquer à Harry, un grésillement me fait rater une demi-seconde de réalité. J'attrape instinctivement le bras de mon guide.

- Je ne peux plus marcher tout seul.
- On va passer pour un couple gay, me fait remarquer Harry.
- Tant pis.

    On s'imagine croiser un groupe de casseurs d'homosexuels et cette pensée nous arrache un fou rire incontrôlable. « On a juste pris du LSD ! » Le regard des piétons pèsent sur nous mais la sensation de savoir une chose qu'ils ignorent me rend hilare. Je ne sens plus rien hormis le bras d'Harry, qui me guide jusqu'à la porte de l'appartement.

    Une bouffée de chaleur s'empare de moi en découvrant un environnement aussi familier. J'ai l'intime conviction d'être en sécurité, tout comme Harry, qui ne se sens plus lourd du tout. Il lance une playlist des années soixante, et je recommence à peindre mon aquarelle qui tourbillonne joyeusement.

    On discute alors des risques du LSD, de ses côtés négatifs et positifs. Il m'avoue avoir été anxieux au début du voyage, mais cela remonte à si longtemps que ça n'a plus d'importance à l'instant présent. Le salon respire, la musique se transforme aux rythmes des hallucinations, à moins que ce soit les hallucinations qui se transforme au rythme de la musique.

    Harry met des pizzas au four, et je lâche à nouveau ma peinture pour esquisser quelques pas de danse. J'ai faim sans avoir faim, soif sans avoir soif. Je m'allume une cigarette sans en sentir le goût. Mes mains laissent une trace fantomatique sur leurs passages, comme la réminiscence d'un passé incrusté dans le présent. Le temps ralenti avant de reprendre son cour normal, et ainsi de suite. Lorsque je regarde l'heure, je remarque qu'il ne s'est écoulé que trois heures trente depuis la prise de cette substance insaisissable.

    Les pizzas sont prêtes, mais leur goût est immonde. J'ai l'impression de mordre dans un bout de carton, et cette pensée me fait rire aux éclats. Nous crachons sur la production industrielle de nourriture avec Harry, tout en nous blâmant de participer à leur succès. Au final, tout ça n'a aucune importance car le mur de pierre se met à danser, et la fusion de ses textures nous apparaît comme un tableau vivant, d'une beauté indescriptible.

    Nous l'observons longuement tout en échangeant des paroles que nous oublions aussitôt. Chaque regard échangé donne lieu à un fou rire, et nous décidons d'explorer des images psychédéliques sur le net. La descente se fait en douceur, et je sens mon esprit regagner peu à peu mon corps. Je prend conscience de sa lourdeur, mais je m'enlace et tout en embrassant ma main.

- Merci... Merci ! Merci d'être là pour moi.

    Je m'excuse de lui faire avaler de la malbouffe et du tabac. Il a toujours été là pour moi, mais je réalise que je ne le remercie pas comme il le faut.

    Je fais la leçon à mon égo, je rouspète contre ma faiblesse d'esprit face aux entités qui m'influencent. Je peux presque les sentir au coin d'une pensée négative. Qu'ils existent ou non n'a pas d'importance, car si je les sens dans mon imagination, cela suffit à leur donner un semblant de réalité.

    L'aventure se termine sur la fusillade de Floride et la découverte du corps de la petite Maëlys. Harry lance une émission sur Youtube avec quatre experts qui brassent des hypothèses toutes plus horribles les unes que les autres. Je me retient de verser une larme en voyant les parents de la gamine, tout en imaginant ce que je ressentirais si une émission ferait un numéro spécial sur la mort d'un membre de ma famille. Cette simple pensée m'horrifie, et je me lance dans une discussion avec Harry sur les dérives des médias, sur l'apologie de la souffrance et la misère humaine dans sa globalité.

    Je comprend par la même occasion que ce qui arrive est sensé arriver, et que personne ne peut stopper la marche du monde. Que la mort et la maladie frappe selon telle ou telle raison, connue ou inconnue, et qu'aucune conséquence ne peut exister sans cause. La particule de pollen qui fait éternuer le cycliste, provoquant sa chute avant d'être secouru par la future femme de ses enfants n'est pas le fruit du hasard. Cette particule vient d'une fleur plantée par le service communal de la ville, et cette fleur fut une graine d'une autre fleur qui, remontant ainsi de suite, jusqu'à la première naissance de cette espèce végétale et en passant par les composants chimiques nés du bombardement de la croûte terrestre, elle-même issue d'une poussière nébulaire qui au final, comme toute chose, trouve son origine dans la création de l'univers.

    Un cycle complet et parfait du monde visible régit selon les règles du monde invisible. Une harmonie née dans le chaos. Un juste équilibre, inaltérable. Celui qui l'ignore a l'impression de se noyer dans cet océan imprévisible qu'est l'univers, tandis que celui qui le devine a juste réalisé qu'il était capable de respirer sous l'eau.

    Les derniers motifs s'estompent, et Harry décide d'aller se coucher. Je reste quelques minutes à réfléchir à des questions sans réponse, avant de retrouver mon propre lit. Un voyage sous LSD est une aventure éveillée dans le royaume de Morphée. Un chemin sinueux entre le monde insaisissable des rêves et les territoires infernaux des cauchemars. Une porte vers le Monde Invisible, que l'explorateur doit craindre et respecter. Nul ne peut en percer tous les mystères de son vivant, et nul ne le doit.

    « Lasciate ogne speranza, voi ch'intrate »

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Manuel_Marshall homme
Psycho-heureux
France
champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 27 Jun 2017
164 messages
Superbe TR, ça donne faim! Il y a une chose que je ne suis pas sur d'avoir compris, quand tu parle du thé que vous buvez, c'est juste du thé ou une infusion de psylo? roll

Le shit comme insecticide quand j'ai le cafard

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Maëda homme
Nouveau membre
France
champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 16 Feb 2018
2 messages
Juste du thé ! Heureusement ^^

J'ose à peine imaginer le mélange des deux.

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blastfunk homme
Banni
champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 08 Jul 2018
375 messages
Très bien écrit, mes félicitations.

Ma vie m'appartient.

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janis femme
Adhérent PsychoACTIF
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champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 07 May 2018
1750 messages
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Très très beau tr !
Merci!

J'ai pour me guérir du jugement des autres, toute la distance qui me sépare de moi-même

A. Artaud

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Pomminic homme
Plu qu'une ombre, le reflet de moi même.
France
champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 30 Mar 2018
332 messages
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Je les relu 2 fois pour bien comprendre et tellement j'ai aimer . Très beau TR ça donne envie et je me le met de coter pour le relire un jour et peu être essayer .

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Menestrelle
Psycho junior
Discordian Island
champi vert0champijaune0cxhampi rouge0
Inscrit le 12 Dec 2015
244 messages
Genialissime !

Franchement ça m'a mis de bonne humeur pour la journée big_smile

Superbement écrit. Que de réflexion et de pérégrinations lysergiques intenses.

Merci pour ce beau tr !

Quand on se rapproche assez près, on pourrai presque voir l'impact du singe sur la membrane...

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