Histoire de la réduction des risques liés à l'usage de drogues

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Supprimer les drogues et leurs consommations, ou les accepter en les contrôlant ? Cette question se pose pour les stupéfiants depuis l’apparition des toxicomanies à la fin du XIXe siècle. Elle l’a été aussi pour l’alcool, bien sûr, quand, à la même période, la lutte contre l’alcoolisme a poussé associations hygiénistes et certains États à instaurer sa prohibition. Elle commence à être posée de nos jours pour le tabac que certains voudraient éradiquer pour des raisons de santé publique.


« Éradiquer » ou « vivre avec » les drogues ?

C’est en choisissant la seconde hypothèse, celle du contrôle et de la régulation, que des acteurs, médecins mais aussi responsables politiques, ont ouvert la voie à l’idée d’organiser un accès à des services sanitaires pour des drogués ne pouvant ou ne voulant pas s’arrêter, plutôt que de n’en accorder qu’à ceux demandant à en être sevrés. Ainsi, sont apparus au début du xxe siècle les prémices de ce qui s’appellera plus tard « la politique de réduction des risques », harm reduction policy en anglais, dans les pays à forte culture de santé publique comme la Grande Bretagne et les Pays-Bas.


Mais cette voie sera marginalisée dès la signature des premières conventions internationales, avec la prohibition du commerce de l’opium et des autres stupéfiants (Bachmann, Coppel, 1989). Le tournant de la politique des drogues en faveur de l’éradication des drogues et de leurs usages sera consacré par la convention de 1961 que l’ONU ne cessera de renforcer. Jusqu’en 2009, les organes de l’ONU vont même systématiquement s’opposer aux politiques de réduction des risques en les considérant comme une forme de complicité avec la drogue, tenant les produits et tous ceux qui les produisent ou en font usages comme les responsables du fléau. Cette confrontation n’existera pas avec les drogues légales, considérées comme culturellement contrôlées et ne posant donc de problème que par certaines formes de dépendance. La nécessité de l’abstinence pour les malades dépendants de ces produits s’est néanmoins fortement ancrée dans toutes les conceptions du traitement et de l’entraide. L’intérêt pour des stratégies de réduction des risques dans le champ des drogues licites n’est que très récent.


L’histoire de la réduction des risques est ainsi au croisement des contradictions entre l’histoire de la prohibition, donnant priorité à l’ordre public et moral, et celle de la santé publique, mettant au premier plan la réduction des dommages et l’accès aux soins. Contradictions qui seront particulièrement mises en lumière par la lutte contre le sida.

L’exemple français est à ce titre très illustratif.


Les prémices de la réduction des risques en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas

L’histoire des toxicomanies en Grande-Bretagne est en de nombreux points parallèles à celle des autres pays occidentaux. Avec une particularité toutefois qui tient moins à son rôle prépondérant dans le commerce international de l’opium pendant les xviiie et xixe siècles qu’à son approche sanitaire pour ses propres ressortissants toxicomanes.


Cette approche a été initiée par le rapport de la commission présidée par Sir Humphrey Rolleston en 1926. La commission a observé qu’une dépendance à la morphine ou à l’héroïne évolue généralement sur dix ou vingt ans avant de trouver son issue, fréquemment un arrêt partiel ou total de la consommation. Mais cela à une condition : que la personne dépendante reste en vie et ne soit pas emportée par une complication liée à un usage erratique et ses conséquences médicales ou sociales. La réduction des risques est héritière de cette approche de santé publique. Ainsi, au nom de la minimisation des dommages induits par la maladie de la dépendance, et pour éviter des consommations de produits frelatés et sans contrôle, fut instaurée au Royaume-Uni une prescription légale de la morphine et de l’héroïne par des médecins habilités. Ce british system, bien qu’appliqué de façon disparate, aurait permis de maintenir la toxicomanie à un seuil bas et de limiter ses retentissements individuels (Pearson, 2008). Comme tous les pays occidentaux, la Grande Bretagne ne fut pas pour autant épargnée par la grande vague de « nouvelles toxicomanies » chez les jeunes à la fin des années soixante. Mais son approche santé publique lui a permis de faire face au sida dès 1985-1986, c’est-à-dire bien avant la France, sa politique de réduction des risques organisant l’accès aux seringues stériles, aux traitements par la méthadone et préconisant l’association des usagers de drogues à la prévention du sida. Une approche maintenue bon an mal an malgré une évolution politique, en Grande Bretagne aussi, de plus en plus répressive au nom de la lutte contre « la criminalité liée à la drogue ».


Aux Pays-Bas, pays réputé pour sa tolérance et l’importance qu’il attache à la citoyenneté, dès les années soixante-dix, les débats ont rapidement abouti à un consensus pour considérer que l’interdit de l’usage des drogues ne devait pas être aveugle et empêcher que l’on permette aux usagers de protéger leur santé (Buning, Van Brussel, 1995). En pointe pour la prévention de l’hépatite B, avant même que l’épidémie de sida ne se développe, les Pays-Bas avaient mis en place les premiers services de réduction des risques dits « à bas niveau d’exigence » dès 1979-1980. Au milieu des années quatre-vingt, cette politique devient systématique et, sous l’influence de la Grande-Bretagne, prend le nom de réduction des risques. En Suisse, c’est au tout début des années quatre-vingt-dix, notamment sous l’impulsion du docteur Annie Mino, que la réduction des risques devient une priorité, à contre-courant des idéologies morales qui présidaient aussi dans ce pays1. Cela aboutira notamment à la mise en place de la « politique des quatre piliers » où la réduction des risques figure dans le chapitre « aide à la survie », et à la mise en place de centre de délivrance contrôlée d’héroïne et de salles de consommation supervisées.


La Belgique, l’Allemagne, puis les pays du sud et de l’ensemble de l’Europe vont suivre peu ou prou cette évolution. Ce qui conduira à l’adoption par l’Union Européenne, en 2001, d’une politique commune qui mentionne explicitement la réduction des risques, au moment où les États Unis, mais aussi la Russie ou la Chine, restent au contraire les tenants de la « guerre à la drogue ».


En France, le « socle » de la loi de 70

À la fin des années soixante, en France, la consommation de drogue n'est pas un problème sanitaire, médiatique ou politique. Depuis 1916, seul l'usage de drogue en société est pénalisé. L’histoire moderne de la drogue illicite commence dans le contexte de l'après « 68 ». Avec les soubresauts provoqués par la révolte de la jeunesse contre une société figée, apparaît l’inquiétude de subir, comme aux USA, une épidémie de drogue, cannabis et héroïne en particulier. Le décès par overdose d'héroïne d'une jeune fille de 16 ans durant l'été 69 et l’écho qui en est donné par la presse vont pousser au vote d’une loi promulguée le 31 décembre 1970. Bien qu’inscrite dans le code de la santé publique, elle promeut une approche répressive que résume son article L-628 : « L'usage illicite de stupéfiant est punissable d'un emprisonnement de deux mois à un an et/ou d'une amende de 500 à 15 000 francs ».


Elle crée une exemption de poursuite, l'injonction thérapeutique, le Procureur pouvant suspendre les poursuites pour enjoindre à l’usager de se placer sous surveillance médicale, puis les éteindre s’il s'est conformé au soin prescrit. Elle fait ainsi de tout usager un délinquant potentiel, stigmatisant un groupe social et inaugurant une approche binaire de l’usage, entre maladie et délit. Cette loi assure l’anonymat et la gratuité des soins à ceux qui souhaitent entrer dans un dispositif de sevrage.


La loi de 70 énonce une conception de la politique des drogues de type « civique » qui suppose une conformité des citoyens à une norme préétablie et une pédagogie adaptée (Ehrenberg, 1995). Il faut défendre l'individu contre lui-même, protéger la jeunesse. Elle témoigne d’un équilibre à un moment donné de la vie sociale : l’usage est interdit, mais les experts médicaux ont obtenu l’anonymat, la gratuité des soins et l’injonction thérapeutique, alternative à l’incarcération, ils ont aussi exigé que la demande de l’usager soit volontaire (Bernat de Celis, 1996). Elle signe aussi le début d’une nouvelle exploitation médiatico-politique de « la drogue », qui fait de l'usager un bouc émissaire, visé par des mesures répressives destinées à rassurer l'opinion publique sur la restauration de l'ordre moral, social ou de l'autorité. Elle rend difficile toute approche raisonnée de la problématique de l'usage, considérée comme « laxiste », et s’oppose au développement des mesures de réduction des risques.

Les premiers décrets renforceront le cadre prohibitionniste, avec notamment celui du 13 mars 1972 « réglementant le commerce et l'importation des seringues et aiguilles destinées aux injections parentérales en vue de la lutte contre l'extension de la toxicomanie ». Il interdit de se procurer des seringues en pharmacie de manière anonyme. Il faut désormais soit une ordonnance, soit laisser son nom et son adresse.


Première évaluation : la commission Pelletier (1978)

En 1976, le Président Giscard D’Estaing demande à une de ses Ministres, Monique Pelletier, de faire une évaluation sur « l’ensemble des problèmes de la drogue » et la politique menée en France. La commission Pelletier va rendre un rapport qui conteste certains aspects de la politique instaurée depuis la loi de 70, pointant des « pratiques inadéquates », une « législation impropre », des « principes contradictoires ». Il considère que la sévérité de la loi n'est pas justifiée, que l'incarcération des usagers n'est pas la bonne réponse, et « regrette que la voie judiciaire reste de loin la plus empruntée ». Ce rapport montre par ailleurs que « l'intensité du phénomène de drogue n'atteint pas ce qu'on avait pu redouter », suite à l’effet « 68 » et que la problématique est plus sociale que sanitaire ou judiciaire. Malgré son réquisitoire contre le système français et ses critiques sur la sévérité de la pénalisation de l’usage, ce rapport renonce à préconiser une modification de la loi de 1970 que « l’opinion ne pourrait pas comprendre ». Il ne sera suivi que d’une circulaire recommandant aux magistrats de ne pas incarcérer les usagers de cannabis et de ne pas chercher à imposer un traitement. En affirmant qu’il n'y a pas de problème de santé publique, il décourage le financement d’études et recherches et il permet de comprendre, en creux, pourquoi la politique française a été doublement aveugle, face à la massification des usages et au coup de tonnerre pour la santé publique que sera le sida quelques années plus tard.


La logique du « tout répressif » des années 1980

Les autorités sont ainsi incapables d’anticiper l’arrivée de l’héroïne qui commence à se diffuser et à toucher les milieux populaires au fur et à mesure que les effets sociaux de la crise économique se font sentir et éloignent ceux de mai 1968. À partir de 1978, à Paris comme dans toutes les cités européennes, les premières scènes ouvertes de deal et de consommation d'héroïne se constituent, autour de la rue de l'Ouest dans le 14e arrondissement, puis en 1979 à Belleville, au carrefour des quartiers populaires des 10e, 11e, 19e et 20e arrondissements, et dans l'îlot Chalon, dans le 12e arrondissement, à partir de 1981-1982. L’usage et le trafic s’étendent. La petite délinquance liée au mode de vie toxicomane (vols, cambriolages de pharmacie ou de domicile privé, agressions) explose. Ce sont les signes d’un début de massification des usages. Ils sont traités selon la logique de la loi de 70 : réprimer pour supprimer le problème. Les interpellations pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiant (ILS) décuplent : le cap des 10 000 est franchi en 1979, celui des 20 000 en 1982, celui des 30 000 en 1986 (Marchant, 2012).


L’impuissance face à la massification des usages de drogues

En 1984, l'Îlot Chalon est devenu une gigantesque scène ouverte d'héroïne à côté de la gare de Lyon. Rasée et réhabilitée, cette scène se déplace à la Goutte d'or. La thématique du trafic local, et à travers elle du dealer, monte en puissance, accroissant la répression des usagers revendeurs (Duprez, Kokoreff, 2000). La loi de 70 est censée faire une distinction nette entre trafic et usage, mais son application s'avère plus compliquée : les usagers sont souvent revendeurs pour financer leur consommation et ils sont condamnés comme des trafiquants. En septembre 1984, le garde des Sceaux, Robert Badinter, publie une circulaire recommandant au Parquet de déterminer si la qualité de trafiquant de stupéfiants ne prime pas sur celle d'usager. En 1986, Jean-Claude Karsenty, président de la MILDT, instance créée en 1982 pour coordonner la lutte contre la drogue, propose le vote d’une loi qui crée une incrimination spéciale de cession de stupéfiants pour usage permettant d’utiliser la procédure de comparution immédiate afin de réprimer plus vite et plus fort les usagers revendeurs. Les prisons se remplissent d’« ILS ». En 1986, Jaques Chirac devient Premier Ministre et reprend à son compte le discours d’associations telles que le « Comité Antidrogue ». Il s’insurge « contre l’injonction thérapeutique qui aboutit finalement à une absence de traitement et à une absence de sanction ». Il demande à Albin Chalandon, Ministre de la Justice, de rassurer et frapper l'opinion publique. Ce dernier dénonce ceux qui ont le monopole du soin, les psychiatres, jugé laxistes. Il veut imposer l’application stricte de la loi avec traitements obligatoires ou incarcération et annonce la création de 1 600 places dans des centres pénitentiaires pour désintoxiquer de force les drogués, et de 2000 pour l'association « Le Patriarche », alors même que l'on sait déjà que celle-ci pratique un traitement fondé sur la coercition et une sanctification du maître fondateur, Lucien Engelmajer, sans parler des abus sexuels et des malversations. (Tous ces faits ne seront finalement reconnus par la justice qu’en 1998, Engelmajer sera condamné par contumace quelques temps avant de mourir et de voir son association si puissante se retourner contre lui puis s’écrouler au début des années 2000.)


Cette annonce va provoquer un tollé. Les psychiatres, Olievenstein, Valeur, Curtet, et l'ANIT (Association Nationale des Intervenants en Toxicomanies), association créée en 81 pour regrouper les intervenants en toxicomanies, montent au créneau, soutenus par des associations de défense des droits de l'homme et de magistrats. Le 23 octobre, Michèle Barzach, Ministre de la santé se désolidarise suivie notamment par Philippe Seguin, son Ministre de tutelle, par Simone Veil, ancienne Ministre de la santé. Mais Albin Chalendon persiste, révélant en octobre l'étude « d’une disposition qui prévoit l'internement des toxicomanes majeurs à la demande des familles ou du procureur de la république ». La contestation est relancée, outre l’opposition, de nouveaux membres de la majorité expriment à leur tour leur réserve. Un procureur, Georges Apap, désavoue publiquement la politique répressive du gouvernement. En janvier 1987 le retrait du texte est définitif.

L’aveuglement face au sida

Le début des années quatre-vingt est marqué par un autre événement qui passe d’abord presque inaperçu mais qui va être sans doute le facteur le plus directement à l’origine de la naissance de la réduction des risques : le début de l'épidémie du VIH/Sida, la « peste noir du XXe siècle ». La première alerte sur le sida vient des USA. Les premiers malades sont homosexuels, héroïnomanes par voie intraveineuse, hémophiles ou originaires d’Haïti. En 1982, les premiers cas sont identifiés en France et le virus (VIH1) est isolé en février 1983 par le professeur Luc Montagnier et l’équipe de l'Institut Pasteur, dont Françoise Barré-Sinoussi. D’abord banalisée, la maladie se répand parmi les usagers de drogues et dès que les tests sérologiques sont accessibles, les prévalences grimpent à des niveaux impressionnants dans les premières études menées en milieu carcéral en 1985-1986 : jusqu’à 70 % à Nice, 55 % à Bordeaux et de 45 à 55 % en Île de France. Ces résultats ne seront pas rendus publics et les gardiens de prison seront d’abord seuls à s’inquiéter.


La peur de cette nouvelle maladie se répand vite, associée à son pronostic fatal. Elle entraîne jugements moraux, stigmatisation et volonté d’exclusion des minorités touchées ; aussi les associations de lutte contre le sida refusent la dénomination de « groupes à risques », notamment pour les homosexuels et les toxicomanes. Jusqu'en 1984, l’impact de la maladie sera minoré par les pouvoirs publics, autant par scepticisme que par crainte de discrimination. Les premières morts de toxicomanes font moins de bruit que celles de personnages publics, mais elles bouleversent les équipes qui s’en occupent, à l’hôpital et dans les centres de soins pour toxicomanes. Elles touchent et sensibilisent surtout le milieu des usagers, leurs entourages et les associations de malades qui se constituent.


De l’activisme de santé communautaire à la création des premières associations d’usagers

En 1983, des gays américains malades du sida se rassemblent pour la première fois à l’occasion du deuxième Congrès national sur le sida à Denver. Tous ont le sentiment d’avoir été dessaisis de leur autonomie, d’être considérés comme les victimes mais aussi les coupables d’une maladie dont on sait encore très peu de chose. Ils rédigent une charte, acte de naissance de l’activisme sida, dans laquelle ils demandent d’être partie prenante à tous les niveaux de décision, de participer à tous les colloques sur le sida, d’y bénéficier d’une crédibilité égale à celle des autres intervenants, d’y faire connaître leurs expériences (Act Up, 1994) et de « ne pas faire porter la responsabilité de l’épidémie » qu'aux personnes séropositives mais de partager la responsabilité collective. En France, le pendant de la charte de Denvers va être la création, en 1984, de l'association Aides par le sociologue Daniel Defert, suite au décès de son compagnon Michel Foucault. Il propose de créer « un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation » et théorise « le malade réformateur social ». Il s'agit de lever la chape de silence et de stigmatisation qui pèse sur la vie des personnes séropositives. Aides se revendique association de santé communautaire, mais, au nom du refus du communautarisme, mobilise « les personnes concernées », sans préciser s’il s’agit d’homosexuels, d’usagers de drogue ou toute autre appartenance. Sa démarche s’oppose au « faire pour » pour promouvoir le « faire avec » les personnes, reconnues comme expertes de leur propre santé, de leurs pratiques et vécus (cf. partie 1 - chapitre 4 « La place des usagers dans l’action et l’innovation en réduction des risques »).

Pour les toxicomanes, leur statut pénal est invoqué pour refuser toute parole publique. Act-Up va rompre le silence en 1990, pour les homosexuels comme pour les usagers de drogues ou les migrants. Les associations de lutte contre le sida vont alors favoriser l’auto-organisation non seulement des homosexuels, mais aussi des usagers de drogues et des personnes qui se prostituent. Ce ne sera qu’au début des années quatre-vingt-dix, au plus fort de l’épidémie, lorsque les pouvoirs publics et les professionnels se rangeront à la nécessité de donner la parole aux usagers que leur organisation en association sera possible et que naîtra notamment ASUD, association d’Auto-Support des Usagers de Drogues (cf. partie 1 - chapitre 2 « Les premiers pas de la réduction des risques en France »).


L’accès aux seringues stériles : premières controverses, première mesure

La prohibition des seringues en a organisé la rareté, obligeant les usagers injecteurs à une réutilisation et un partage qui accélérera la diffusion des virus (VIH, hépatites) et des bactéries. On savait pourtant depuis 1983 que les toxicomanes par voie veineuse étaient « une population à risque »[1]. En juin 1984, le premier cas de sida chez un toxicomane est enregistré en France. Pourtant, en février 1985, Georgina Dufoix, Ministre des Affaires Sociales, restreint encore la vente de seringue[2]. Le docteur Claude Olievenstein qui dirige l’hôpital Marmottan va sonner l'alarme dans une lettre au Ministre Edmond Hervé en avril 1985. Il lui demande de « reconsidérer les restrictions apportées à la vente de seringue ». Cette demande est confortée par les résultats des premiers dépistages des anticorps du VIH qui accélèrent la prise de conscience. Le professeur Willy Rozembaum et le docteur William Lowenstein, spécialistes du sida, soulignent que cette restriction a aussi contribué au développement de l'hépatite B dont le taux de mortalité est supérieur à celui du sida. Pour autant, les oppositions à la libéralisation de l’accès aux seringues restent nombreuses, exploitant ce qui sera le socle idéologique qui va se manifester à chaque mesure nouvelle de réduction des risques : on affaiblit la lutte contre la drogue, on banalise et incite à l'usage, on se désintéresse du toxicomane. Avec un argumentaire spécifique à cette mesure : l’usager serait trop irresponsable et suicidaire pour changer de comportement face au sida. En septembre 1985, le plan de lutte contre la toxicomanie présenté par Serge Karsenty, président de la MILDT, écarte cette libéralisation. À six mois d’une élection législative, le gouvernement a reculé, paralysé par une opposition qui taxe de laxiste sa politique des drogues.


En mars, l’alternance amènera la première cohabitation et Jacques Chirac devient premier ministre tandis que débat se poursuit entre opposants et tenants de la libéralisation, sur fond de données partielles qui continuent de préciser les taux de contamination : 50 % des toxicomanes seraient contaminés. Le Sida est déclaré Grande Cause Nationale. La commission des stupéfiants réitère son opposition. Madame Barzach recule, arguant d’une opinion pas prête et alors que son collègue de la Chancellerie, Chalendon vient de lancer sa proposition d'enfermement des toxicomanes. Aides commence à voir arriver des toxicomanes dans ses permanences et édite, fin 1986 la première brochure de réduction des risques « Une seringue, ça ne se prête pas », accompagnant sa diffusion d'un encart « publicitaire » dans Libération. Cette action et sa médiatisation suscitent des réactions de soutiens et des critiques.


Début 1987, Michèle Barzach réaffirme ses positions en faveur de la libéralisation des seringues dans le Quotidien du pharmacien[3], dans le sillage de prises de position favorables de l'académie de pharmacie et de l'ordre des pharmaciens, à la lumière des expériences anglaises et danoises. En février, elle annonce que le gouvernement va suspendre par un décret les restrictions concernant la vente des seringues en pharmacie, pour une durée d'un an. Malgré une dernière rafale de critiques, le décret est publié et son évaluation mise en place. La mesure sera renouvelée et finalement pérennisée en août 1989 par Claude Evin.



Les initiatives de santé publique :Médecins du Monde et « l’ingérence »

En 1988, alors que la gauche revient au pouvoir, le Ministre de la Santé Claude Evin demande au professeur Got d'établir un rapport sur le Sida. Remis en octobre 1988, celui-ci met en évidence les défaillances du système de santé et fonde la politique de lutte contre le sida en mettant en place un dispositif spécifique. Il renforce les moyens de la Division Sida de la Direction Générale de la Santé (DGS) et de la Mission Sida de la Direction des Hôpitaux (DH) et crée trois structures : l’Agence Française de Lutte contre le Sida (AFLS), l’Agence Nationale de Recherches sur le Sida (ANRS) et le Conseil National du Sida (CNS). Elles joueront un rôle important dans le développement de la réduction des risques et des actions de santé communautaire.


Un an plus tard, un rapport commandé à Catherine Trautmann, nouvelle présidente de la MILDT, fait le point sur la « lutte contre la toxicomanie et le trafic de stupéfiants », sans faire la jonction avec la question du sida. Ce rapport réaffirme le consensus rompu par Chalandon. En ce qui concerne la répression, il souhaite que les simples usagers n'aillent plus derrière les barreaux, mais il fait encore de la pénalisation de l'usage un repère indépassable. Le système de soin est conforté, mais sur 267 pages, seules 2 sont consacrées au sida… et le rapport affirme que « la lutte contre le sida ne passe pas par une révision de la lutte contre la toxicomanie. Au contraire »[4]. La réduction des risques n’y est donc même pas évoquée.


À contre-courant de ce contexte, de nouveaux acteurs vont relier les questions de drogues et de sida dans de nouvelles pratiques. Une association humanitaire, Médecin du Monde (MdM) sera un précurseur de la lutte contre le sida, la première à ouvrir un centre de dépistage du VIH anonyme et gratuit, un programme d'échange de seringue, puis à mettre au point un kit d'injection, à créer un bus méthadone « bas seuil »… Dans un premier temps, MdM quitte le seul champ international pour s'impliquer en France sur les effets de la crise économique et l’accentuation de la précarisation, ouvrant en 1986 une consultation pour l'accès aux soins des exclus et, parmi eux, des toxicomanes. Les médecins de la mission France se sensibilisent à ces nouveaux patients. En 1987, MdM ouvre son centre de dépistage anonyme et gratuit, 20 % des séropositifs sont des usagers de drogues. Le président de MdM, Patrick Aeberhard découvre à New York les actions de RdR avec Ernie Drucker, professeur de santé publique. D'autres observent qu’à Amsterdam et Liverpool des mesures de santé publique permettent aux usagers de protéger leur santé. Début 1989, naît l'idée de créer le centre d'accueil Sida Toxicomanie Famille, rue du Jura, en utilisant l'échange de seringue comme l’un des outils de contact avec une partie de cette population. Après une tentative vaine avec l’hôpital Marmottan, MdM décide d’utiliser le « droit d'ingérence dans le système de soin face à l'urgence »[5] pour initier un programme d'échange de seringue (PES) à Paris fin 1989.


Soucieuse de préserver son leadership, l'administration sollicite deux autres équipes à Marseille et en Seine Saint Denis, zones très touchées par le VIH, pour y porter un PES. En juin à Lyon, lors des journées de l'ANIT, Claude Evin annonce la pérennisation du libre accès aux seringues en pharmacie complété par « un dispositif expérimental d’échange de seringue, le tout accompagné d'une évaluation rigoureuse »[6].


Les effets de la libéralisation de l’accès aux seringues sont vite concluants

Contrairement aux craintes des opposants, les évaluations après un an révèlent que le libre accès ne produit aucune augmentation de l'usage de drogue par voie intraveineuse. En revanche, il favorise le non-partage des seringues. Une enquête de l'IREP (Ingold, 1988) confirmée par une enquête de l'Inserm[7] rapporte que 52 % des toxicomanes rencontrés dans la rue disent n’utiliser que des seringues personnelles achetées en pharmacie, alors que 71 % déclarent qu'ils les partageaient avant. Les conditions d'hygiène des pratiques d’injections s’améliorent en même temps que disparaissent les habitudes de conserver les seringues et de prolonger leur usage. La date témoigne de l'impact de l’accès aux seringues, puisque dans 51 % des cas, l’arrêt du partage s'est produit à partir de 1987.


La mise vente libre des seringues a aussi favorisé une prise de conscience par les usagers de la dangerosité et de la gravité de leur situation. Pour la première fois, un gouvernement adoptait une mesure autre que répressive qui, comme le soulignait Rodolphe Ingold, prenait « une valeur d'entreprise de socialisation » (Ingold, 1988). Les résultats des évaluations prouvent surtout que les usagers peuvent être acteurs de leur santé si on leur en donne les moyens, et cela bouleverse le stéréotype du toxicomane suicidaire et irresponsable. L'argument disparaîtra d’ailleurs des diatribes des opposants aux mesures de réduction des risques.


Ces évaluations montrent également qu’une seule mesure ne peut à elle seule enrayer une épidémie de sida qui prend des allures de pandémie. Fin 1988, la France totalise plus de 30 % des cas de sida en d'Europe, et d’autres études soulignent que d’autres obstacles subsistent, l’état de dépendance et de manque pouvant induire des comportements à risque à des moments ou dans des lieux où la prévention ne sera pas possible. Que se passe-t-il en dehors des horaires d’ouverture des pharmacies si l'usager est en manque ? Pour beaucoup d'usagers, leur marginalisation socio-économique et le poids de la répression ne facilitent pas l'appropriation des pratiques de réduction des risques. La détention d’une seringue n'est pas interdite par la loi, mais reste assimilée à un élément de preuve de la commission du délit d'usage de stupéfiants, et donc réprimée comme tel. Enfin, beaucoup de pharmaciens refusent – encore aujourd’hui - de distribuer ces seringues, le décret n’ayant été accompagné d'aucune action de formation ou d’information à leur intention.


Aller au contact des usagers exclus :l’« outreach » et l’accueil

L’évaluation des premiers mois de fonctionnement des programmes d’échange de seringues apporte de nouvelles informations : pour un quart des utilisateurs, la rencontre avec les équipes de prévention constitue un premier contact avec le réseau sanitaire. Ce résultat met en lumière que beaucoup d'usagers ne fréquentent pas le système de soin spécialisé et sont exclus du système de droit commun. Jean-Pierre Lhomme, le coordinateur du PES de MdM parle à leur propos, « des exclus des exclus ».

Les équipes de MdM et de Saint-Denis ont adopté une démarche d'outreach, qui consiste à aller à la rencontre d’un groupe de personnes dans leur lieu de vie : le programme de Saint-Denis a commencé directement dans un bus, celui de MdM le fera à partir de mars 1990. Ces pratiques, inhabituelles à l’époque, renouent avec le travail de rue des institutions du début des années 1970 – comme celle de l’association l’Abbaye dans le 5e arrondissement de Paris – mais délaissé depuis. Les mêmes évaluations soulignent aussi que la mise en place de ces programmes nécessite de négocier avec les instances politiques locales, les forces de police et les associations de quartier. Cette inscription dans le système local d’action publique est compliquée, longue, mais nécessaire, particulièrement avec les forces de l'ordre. Pour atténuer cet obstacle, Médecin du Monde diffuse le premier Kit d'injection le 1er décembre 1992, à l'occasion de la journée mondiale contre le sida. Identifié par le logo du Ministère de la Santé, il contient deux seringues stériles, deux préservatifs, deux tampons alcoolisés et une notice d’information.


Les boutiques d’accueil

En mars 1992, la DGS recentre dans une nouvelle circulaire le dispositif de soins spécialisés sur la prise en charge en même temps qu'elle l’encourage à expérimenter des initiatives « visant à aller au-devant des toxicomanes très marginalisés ». La chef de bureau Toxicomanie de la DGS, Laurence Nart, sollicite les associations Charonne à Paris et AMPT à Marseille pour créer ces premiers lieux d’accueil, sans condition de demande de soin, et centrés sur les besoins élémentaires de l’usager. « Transit » s’ouvre à Marseille en janvier, et « la boutique » à Paris en juillet 1993 à partir des travaux de l’IREP (Ingold, 1992) sur la consommation de cocaïne/crack qui émerge à cette époque dans le Nord de Paris. « Le terme de « boutique », vient du fait que nous nous étions installés dans une ancienne boutique de la rue Philippe de Girard, et qu’il nous avait paru bien représentatif de ce que nous voulions faire » a expliqué Perlette Petit, alors directrice de Charonne. Cette première expérience inspirera les structures comparables qui ouvriront les années suivantes, formant le modèle des futurs CAARUD.

L’expérience de ces structures permet de préciser les prestations et services de références à fournir, qu’officialisera une nouvelle circulaire en 1995 :

« Ces lieux ouverts et chaleureux offrent des prestations diverses : petite restauration, soins infirmiers de première urgence, possibilité de se doucher, de laver son linge, de distribuer du matériel de prévention des risques infectieux, voire de disposer de quelques places d’hébergement en urgence. Ces lieux ne doivent pas viser à une prise en charge des problèmes de dépendance et ne sont pas, à ce titre, à confondre avec les centres de soins en ambulatoire. Ils constituent davantage une aide à la vie quotidienne de toxicomanes actifs dans des aires géographiques de concentration de cette population ».


L’extension des PES

En mai 1992, la Division Sida adresse aux DASS une note les invitant à étendre les programmes d’échange de seringues. Le PES de Marseille ferme sur un échec – son organisateur ne voulant promouvoir que l’accès en pharmacie –, tandis que celui de Seine Saint-Denis est repris par une nouvelle association, Arcades. La composition de l’équipe, 8 personnes dont 4 anciens usagers d'héroïne, en fait le premier programme d’échange de seringue de santé communautaire, faisant écho aux études américaines montrant que la participation active des usagers aux programmes de prévention les concernant est remarquablement efficace et améliore le taux de pénétration du milieu (NIDA, 1992). Toujours en 1992, l’association Aides, prend acte de la nécessité d'actions spécifiques envers les groupes à risques. L’année suivante, elle ouvre des PES à Grenoble, Nîmes, Toulouse, MdM ouvre ceux de Strasbourg puis de Lyon. À Nîmes, le premier échangeur automatique est installé et fonctionne pendant les heures d’interruption du bus. Leur ouverture sera accélérée en 1994 dans le cadre d’un nouveau « plan de lutte contre la drogue » et la distribution de seringues par des associations sera légalisée par décret en mars 1995[8]. Les années suivantes, les boutiques, les PES, les automates Distribox se multiplient, particulièrement en Île de France avec la création de l'association Safe. En 2001, le dispositif compte 42 boutiques, 86 PES, dont 15 en pharmacies, et 272 automates dont au moins 50 récupérateurs[9].


Si les PES ont été créés par la Division Sida de la DGS, les « boutiques » l’ont été par le bureau Toxicomanie, signe du clivage persistant entre la politique des drogues et celle du sida. Le Conseil National du Sida, présidé par le professeur Françoise Héritier-Augé, remet au gouvernement un rapport sur « la toxicomanie et le sida » dans lequel il préconise une politique de réduction des risques avec des programmes méthadone et l'extension des PES. Ce rapport présenté en septembre 1993 dénote avec le nouveau plan « contre la drogue 94-96 » qui accorde la priorité aux cures de désintoxication et ne prévoit qu’en annexe l'extension des programmes d'échanges de seringues. Entre septembre 1993 et mars 1994, c’est Simone Veil qui défendra le développement de 16 PES et 4 boutiques (Arnold-Richez, 2004).


L’importance de l’implantation locale

L'apparition des boutiques, PES, Distribox, s’intègre dans les politiques locales de prévention qui accompagnent la décentralisation. Le colloque organisé par l’association First, « Les cités européennes face à la drogue » en janvier 1990 à Strasbourg, témoigne de cette volonté. Entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, des réponses à la problématique de l’usage de drogues et du sida sont proposées dans le cadre d’un quartier ou d’une collectivité territoriale. C'est le cas de l’association « Ego » à la Goutte d'or, dans le Nord Est de Paris, qui deviendra une boutique, ou du « Bus des femmes », première action communautaire en direction des prostituées sur les boulevards extérieurs de Paris, financée par l'ANRS. En mars 1995, le Sleep-in, premier centre d’hébergement d'urgence « bas seuil » pour usagers de drogues, ouvre ses portes à Paris. À partir des années 2000, le reflux des politiques locales, l'institutionnalisation de la réduction des risques et le retour de la politique nationale du « tout répressif » limiteront les initiatives locales. Mais la création des CAARUD, avec leurs missions spécifiques, sera une nouvelle étape importante.


L’arrivée difficile des traitements de substitution (1973-1996)

En juillet 1994, Simone Veil présente dix mesures lors d’une conférence de presse qui marque un premier acte politique envers la réduction des risques en France : outre le développement des trousses de prévention, la création de 25 programmes d’échange de seringues, de 12 réseaux ville-hôpital toxicomanie supplémentaires, l’objectif est de créer 1647 nouvelles « places de méthadone ». Ce chiffre, aujourd’hui dérisoire, est un premier signe que la substitution s’impose comme un outil de soin (c’est un « traitement ») mais aussi de diminution des risques. L'introduction des traitements de substitution a constitué une révolution à un point qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui, remettant en cause le dogme du refus d’utilisation des médicaments opiacés pour traiter la dépendance, un des dogmes sur lequel s’était fondé le « modèle de soins français » des années 1970 et 1980. En instiguant les médecins comme prescripteurs de médicaments de substitution, elle donnait à la médecine une place nouvelle et changeait d’orientation l’ensemble du système de soins spécialisé en toxicomanie pour y intégrer la réduction des risques.


Premières ouvertures, premières polémiques

Le traitement par la méthadone, inventé par les américains Dole et Nyswander, spécialistes des maladies métaboliques à l'Université Rockfeller de New York, repose sur une thèse faisant de la toxicomanie aux opiacés une « déficience » métabolique. En 1973, devant les résultats positifs des essais développés aux États-Unis, un cadre expérimental est proposé en France par l'Inserm. Dans l’indifférence générale, deux hôpitaux parisiens sur les 4 prévus, Fernand Widal et Sainte Anne, mettront en œuvre 40 places dans des conditions très restreintes de prescription (doses inférieures à 60 mg, avoir plus de 18 ans, avoir effectué deux sevrages sans succès en service hospitalier et avoir plus de cinq années d'utilisation d'héroïne).


Le prix Albert Lasker, antichambre du prix Nobel, est attribué en 1988 à Vincent Dole pour avoir établi comment la méthadone pouvait contribuer à contrôler une intoxication par l’héroïne. La même année, l'OMS et l'Union Européenne demandent à ce que soient développés des programmes méthadone. En France, le professeur Léon Schwarzenberg, tout nouveau Ministre délégué à la santé, l’envisage dans une interview. Il ne restera que 9 jours en fonction ! Des spécialistes comme Claude Olievenstein sont favorables, mais pour un petit nombre de personnes, au seul nom du sida et à la condition de ne pas considérer cette prescription comme le traitement de la toxicomanie. D’autres restent sceptiques, y compris parmi ceux qui la prescrivent déjà, voire opposés tel Hugo Freda, psychanalyste et directeur d’un Centre spécialisé à Reims. Le débat s’ouvre sur deux axes : d’une part sur le principe d’un traitement de la toxicomanie par un médicament qui l’assimile à une maladie et qui « met sous contrôle social » les toxicomanes, et, d’autre part, sur les réponses à donner à l’épidémie du sida alors que celle-ci est en plein développement. Claude Evin qui vient d’être nommé Ministre de la Santé annonce d’abord ses « réserves » sur la méthadone à l’occasion d’un plan anti-sida qui ne comporte aucune mesure de réduction des risques mais qui rejette les demandes de contrôle social et de ghettoïsation des sidéens (dépistages sous contrainte, isolement…) relayées par l’association « Le Patriarche » et des politiques d’extrême droite. Puis, à l’automne 1989, il invite à développer avec discernement, en cas de besoin et dans le cadre du protocole restrictif existant, des programmes méthadone « destinés à des toxicomanes lourds, échappant jusqu'alors à des prises en charge institutionnelles »[10].


La circulaire de mai 1990 propose l’ouverture de programmes dans des centres spécialisés qui le demanderaient. Le modèle américain de délivrance, marqué par une stigmatisation des minorités, fait craindre un risque de « normalisation sociale ». La théorie de la souffrance psychique à la source de la dépendance et de « la toxicomanie symptôme » reste dominante chez beaucoup qui voient dans la méthadone le risque d’entretenir le symptôme. Seules deux candidatures seront transmises, le projet du docteur Charles Nicolas au Centre Pierre Nicole à Paris qui ouvre 12 places en octobre 1990 et celui du docteur Daulouède à Bayonne, qui se réclame des sciences expérimentales et veut utiliser des traitements comportementalistes, refusé par la commission d'agrément. En novembre 1993, il n’y aura encore que 52 place de méthadone en France, et uniquement à Paris.


« Auto-substitution » des usagers et prescriptions « sauvages » de médecins généralistes

Durant ces années 1970 à 1990, en l’absence de traitements de substitution, les usagers utilisent des médicaments codéinés (Néocodion®, Nétux®, Codéthyline®, etc.) pour réduire les effets d'un syndrome de manque et gérer leur dépendance entre deux arrivages d'héroïne ou pour tenter d’arrêter seul, plus ou moins durablement, l’héroïne. La codéine, disponible sans prescription médicale, une exception en Europe, voit ses ventes exploser en France, principalement celles du Néocodion® : de 8 millions de boîtes en 1990 à 12 millions en 1994, dont 80 % utilisées en auto-substitution, soit 50 000 personnes qui s’approvisionnent alors tous les jours en pharmacie. Les pouvoirs publics maintiennent ces médicaments en vente libre, considérant cet usage comme « une soupape de sécurité », même s’ils limiteront la délivrance à une boîte par personne et par jour, ce qui n’aura d’autre effet que d’obliger les usagers à faire quotidiennement « le tour des pharmacies ».


Parallèlement, à la fin des années 1980, des médecins généralistes commencent à prescrire des médicaments opiacés pour aider des usagers à arrêter les injections ou l’héroïne de rue par exemple. Ils utilisent des médicaments antalgiques, comme la morphine, le Palfium® ou le Laudanum. En février 1987, le docteur Jean Carpentier, un médecin généraliste parisien, le revendique publiquement. La même année, le Temgesic®, médicament contre la douleur à base de buprénorphine, est mis sur le marché sous forme injectable. Opiacé non inscrit au tableau des stupéfiants, il peut donc être délivré sur prescription simple. Les médecins qui le prescrivent « en substitution » le font de façon empirique, souvent pour quelques semaines et dans le cadre d'un sevrage dégressif. Ils suivent en cela un psychiatre belge, Marc Reisinger, qui a publié le premier article relatant ce type d’expérience (Reisinger, 1985). Des médecins de réseaux Ville Hôpital le prescrivent aussi, mais toujours pour de brèves périodes, le temps de soigner une pathologie ou d’une l'hospitalisation, car l'idée du traitement de maintenance n’est pas encore d’actualité. Les premiers cas de détournement de Temgesic® sont signalés et alimentent la polémique, les détracteurs y trouvant confirmation de l’échec de la substitution prescrite par des médecins généralistes.


Le débat sur buprénorphine s’amorce

Fin 1989, la Délégation Générale à la Lutte contre la Drogue la Toxicomanie (DGLDT), avec à sa tête Georgina Dufoix, succède à la MILT. Le Gouvernement, marqué par le débat des années 86 - 87 sur l'insécurité, fait de la lutte contre les trafics sa priorité. Georgina Dufoix publie en 1990 un programme d'action à la fois moraliste et répressif, bien loin des enjeux face à la massification des usages et au sida. Elle lance une campagne nationale de prévention « contre la drogue », intitulée « Combat pour la vie » mais sans un mot sur le sida. Elle commande un rapport sur le Temgesic® qui stigmatise ce qu’il associe à des confusions entre logiques de sevrage et de maintenance. Arguant que 61 % des prescriptions sont à posologie constante, il dénonce l’abandon du sevrage et de toute « intentionnalité de soin »[11]. Inquiets des prescriptions « sauvages » et des détournements de buprénorphine, des opposants dont le psychiatre Francis Curtet, veulent son classement sur la liste des stupéfiants. Le laboratoire Schering-Plough qui le commercialise sollicite un passage devant la commission des stupéfiants présidée par le professeur Lagier qui aura lieu en octobre 1990. Marc Reisinger y présente son expérience avec ce médicament « de sevrage ». Elle va être jugée intéressante. L’inscription au tableau B des stupéfiants, qui « pénaliserait les malades », est écartée. La forme sublinguale est mise sur le marché, la forme injectable est réservée à l’hôpital, mettant fin à cette expérience officieuse de « substitution injectable ». L'agence du médicament initie les études nécessaires pour en évaluer l'efficacité, la posologie et les modalités d'administration. À l’hôpital de la Salpêtrière, avec le professeur Gentelini et le docteur Yves Edel, mais aussi à Grenoble, Nancy, Bordeaux et Bayonne, des équipes s'engagent dans ce processus. Seule la première étape de l'étude est menée à terme, les patients étant perdus de vue pendant la phase de sevrage dégressif… Évaluant ces premiers mois du Temgesic®, la commission des stupéfiants en écarte à nouveau le classement au tableau des stupéfiants, mais rend obligatoire sa prescription sur carnet à souche, particularité réservée aux stupéfiants !


Le débat sur la médicalisation d’un secteur « toxicomanie » qui l’est peu jusqu’ici retarde l’acceptation de la substitution comme traitement. Cette acceptation viendra de l’extérieur du champ, en s’appuyant sur l’urgence de la lutte contre le sida. Durant deux ans, rien n'a été mis en place, alors que près du tiers des 80 000 à 120 000 usagers sont contaminés par le VIH. En 1990 ils étaient 24,7 %, du total des cas de sida déclarés, 26,5 % en 1991 et 27,5 % en 1992 (InVS, 1992).


Les priorités s’inversent et la réduction des risques s’impose

Début 1992, l'arrivée au Ministère de la Santé de Bernard Kouchner, proche de Médecins du Monde, réveille les espoirs des partisans des traitements de substitution et des programmes d’échange de seringues. En juillet, les acteurs français présents à la 8e conférence sur le sida à Amsterdam, dont MdM et Aides, réalisent le retard pris et l’urgence à adopter une politique de réduction des risques face à un sida « plus dangereux que la drogue ». Le 1er septembre Bernard Kouchner valide la mesure qui oblige de prescrire le Temgésic® sur un carnet à souche dont tous les médecins généralistes ne disposent pas. De nombreux médecins généralistes vont renoncer et ceux qui continuent sont envahis. En réaction, rentrés en France, Anne Coppel, Jean Carpentier et un groupe de médecins publient dans Le Monde un appel à la mobilisation pour la prescription médicale d’opiacés au nom de la santé publique et de l’accès au soin. Il suscite une contre-réponse dénonçant « la toute puissance donnée au produit » signée par des responsables de l’ANIT et de l’association « Généraliste et Toxicomane », dont leurs présidents, Alain Morel et Philippe Binder. L'incompréhension entre les deux camps est totale. Mais, en octobre 1992, les associations d’intervenants en toxicomanie de toute l’Europe se rencontrent en Suisse sur le thème de la réduction des risques. Les nombreuses expériences présentées vont emporter l’adhésion des responsables de l’ANIT qui décideront de consacrer les journées nationales de mai 1993 à la réduction des risques.


Dans le contexte d’alors, marqué par une montée qui semble inexorable du sida et « le scandale du sang contaminé » qui met d’anciens Ministres et des médecins sur la sellette, le Ministre de la Santé annonce une nouvelle hiérarchie des priorités de santé publique : la dépendance à l'héroïne n'a pas un caractère irréversible à l'inverse de l'infection à VIH. La priorité doit aller vers la prévention des contaminations et l’accès aux soins des usagers de drogues. Ce renversement est un choc. La presse nationale, des personnalités réagissent favorablement, principalement des médecins hospitaliers s`occupant de sidéens, des associations de lutte contre le sida, ASUD, et le REPSUD, un réseau de médecin généralistes qui vient de se créer autour de Jean Carpentier.


Ces médecins relancent le débat sur la substitution comme traitement. Ils soulignent la transformation de leur relation avec les usagers sous traitement de substitution : ils vont mieux, sont suivis régulièrement et accèdent plus facilement aux soins pour le sida. L'idée du traitement de maintenance commence à naître, de manière empirique elle aussi, ouvrant une nouvelle étape. L’opposition des tenants de la « guerre à la drogue » ne faiblit pas, elle s’affirme au contraire au-delà des clivages politiques. Paul Quiles, le Ministre de l'Intérieur, s’est opposé à l’extension des « places méthadone » demandées par le Ministre de la Santé, Bernard Kouchner, et continue de voir la méthadone comme une forme de démission assimilée à la dépénalisation. Il lance un plan de lutte « contre la drogue » précédé de vastes « opérations anti-drogue », dont MdM sera la victime (les policiers piétinent les seringues devant le bus).


En janvier 1993, à quelques mois d’élections législatives perdues d’avance, Bernard Kouchner, qui a été contraint de renoncer à ses ambitions, tient à réaffirmer son engagement dans la lutte contre le sida ; il organise au Ministère de la Santé la « conférence tri-ville » (Paris-Londres-New York). Des spécialistes internationaux de la toxicomanie vont y présenter les succès thérapeutiques des programmes méthadone : amélioration des conditions d'existence des individus, de leur état de santé, diminution de la délinquance. Pour la première fois, le terme réduction des risques est utilisé publiquement au Ministère de la Santé. C’est la seule avancée de ce gouvernement, et les mesures d’urgence se font attendre. Aussi, Claude Guillomard, un militant d'Act Up[12] interrompt la conférence et prend la parole : « Quelle honte d'exiger une cure de désintoxication pour soigner les malades du sida », déclare-t-il. « Sur tous les fronts de l'épidémie, la France est aux avant-postes, elle laisse mourir ses toxicos et ses homos ! ». La salle garde le silence, interloquée, puis applaudit.


La parole collective des usagers devient audible

En décembre 1990, des usagers de drogues de sept pays européens se sont réunis à Berlin à l'initiative du groupe d'auto-support allemand J.E.S. (« Junkies, Ex-junkies, Substitutes »), pour fonder un « Réseau européen des groupes d'intérêt d'usagers de drogues » (European Interest Group of Drug Users ou E.I.G.D.U.). Leur objectif est de faire avancer la réduction des risques et d’être reconnus par leurs gouvernements respectifs comme partenaires privilégiés de la prévention du sida. Le plus ancien d'entre eux est le Junky Bond de Rotterdam, qui distribue des seringues depuis 1984 pour lutter contre l'hépatite B. Le Réseau sera rejoint en 1991 par CCLA, « Citoyens Comme Les Autres », un groupe d'auto-support belge fondé avec le soutien de la Ligue des Droits de l’Homme, de deux philosophes, Olivier Rallet et d'Isabelle Stenghers, par ailleurs coauteurs du livre « Le défi Hollandais » qui va marquer les esprits en France.


Abdala Toufik, mandaté par l'ANRS et la Communauté Européenne pour réaliser une étude sur les groupes d'auto-support, revient enthousiaste de cette rencontre. Missionné par « Appart », association de lutte contre le sida qui propose des hébergements, il bataille pour mettre en place un groupe capable de devenir acteur de prévention et de défendre le droit à la santé. ASUD démarre en avril 1992 avec l'arrivée de Gilles et Phong Charpy et s’implique dans l’émergence de la réduction des risques en France. L’Agence Française de Lutte contre le Sida, dont une des missions est de développer la prévention du sida dans les milieux particulièrement exposés, subventionne la création et la diffusion d’« Asud Journal » qui promeut des comportements de prévention. ASUD édite la brochure « Le petit manuel du shoot à moindre risque » et joue un rôle d'expertise dans les actions et la recherche. Refusant de se définir comme « toxicomane », une formulation considérée comme stigmatisante, l’association ASUD adopte le terme d’usager de drogues, une terminologie qu’elle va contribuer à diffuser en France : il y aura jusqu'à 20 groupes en 1995.


Changer les priorités et « Limiter la Casse » !

En avril 1993, à l’initiative du Président de Aides, Arnaud Marty Lavauzelle, d’Anne Coppel, de Phong Charpy, présidente d'ASUD et de Valère Rogissard de la Commission Toxicomanie d’Aides, un collectif se constitue, un appel est lancé : « Il est urgent de nous rassembler pour coordonner une stratégie commune ». Dans des débats multiples, une nouvelle approche commence à se penser alors qu’une nouvelle cohabitation change les acteurs politiques : Charles Pasqua est nommé Ministre de l'Intérieur et Simone Veil Ministre des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville, Philippe Douste-Blazy, Ministre délégué à la Santé. Comprenant l'urgence du changement, Simone Veil choisit d’abord la discrétion. Le professeur Luc Montagnier, découvreur du virus du sida, est chargé d'une mission de réflexion et de proposition sur la lutte contre l'épidémie de sida. Les premières mesures prises vont renforcer l’existant : quatre programmes supplémentaires d'échange de seringues et relance des programmes de méthadone de la circulaire Evin, permettant l’ouverture de « la clinique Liberté » à l'initiative de Didier Touzeau et Anne Coppel, suivi par les centres méthadone de Médecin du Monde et du Trait d’Union, puis d’autres à Paris et en Région.


Le soutien du Ministère de la Santé aux actions de prévention du sida et au développement des programmes méthadone ne modifie pas encore la politique globale de « lutte contre la drogue et la toxicomanie » mais en exacerbe au contraire les contradictions. En juin 1993, Charles Pasqua formule « le vœu d'un grand débat » sur la question de la dépénalisation des drogues tandis que son conseiller, Jean-Paul Séguéla, proche de l’association « Le Patriarche », écrit un article associant la méthadone à un encouragement à la toxicomanie. Philippe Douste-Blazy et Simone Veil se déclarent hostiles à toute forme de dépénalisation.


Le 20 septembre le professeur Françoise Héritier-Augé rend l’avis du Conseil National du Sida, déjà évoqué à propos de l’échange de seringue, qui préconise une politique de réduction des risques et un changement de l'ordre des priorités : « La priorité des pouvoirs publics doit être la prévention et la protection de la santé publique et non à la répression de l’usage simple de drogues »[13].


Le journaliste du Monde, Franck Nouchi, résume cet avis : « Qu'on le veuille ou non, aujourd'hui, il faut apprendre à vivre avec les drogues ». Pourtant, le plan de « lutte contre la drogue 94-96 » que présente le Premier Ministre Edouard Balladur sera décevant : sur 85 millions de francs, 50 sont alloués au doublement du dispositif de postcure et à l'amélioration des réseaux ville-hôpital contre la toxicomanie, 8 millions pour l'injonction thérapeutique, et la création d’une commission pour réfléchir sur les questions légales, dont la présidence est confiée au professeur Roger Henrion. Même si ce plan est le premier qui mentionne le sida, il reste en retrait sur la réduction des risques, le développement des programmes d’échange de seringues et l’ouverture de « places méthadone » (mais il est vrai que les 230 annoncées représentent près de 5 fois le chiffre de 1992). La circulaire d'application prévoit la redéfinition du cadre de prescription et délègue 4 MF pour permettre d’organiser les premiers « centres méthadone ».


En colère face à ces hésitations, le récent collectif publie un appel dans Le Monde, Libération et le Nouvel Observateur pour « Limiter la casse » (voir en annexe). Celui-ci commence par : « Des toxicomanes meurent chaque jour du sida, d'hépatite B et C, de septicémie, par suicide ou par overdose. Ces morts peuvent être évitées. C'est ce qu'on appelle "la réduction des risques". Voici les mesures applicables sans délais : accès aux seringues stériles sans menace de poursuite ; échanges de seringues et distributeurs ; soins assurés aux malades sans chantage à la désintoxication ; traitement de substitution pour tous ceux qui en ont besoin ; reconnaissance du rôle essentiel des usagers de drogues dans la prévention ».


Sur le terrain, le « changement de cap » s’amorce

Le déploiement de la méthadone et de la substitution en ville s’accélère. En décembre 1993, la DGS envoie un document intitulé « Écouter, répondre, accompagner » à tous les médecins généralistes dans lequel elle entérine officiellement la prescription de substitution de maintenance aux opiacés dans les cabinets de médecine de ville. Un projet de traitement avec un médicament à base de buprénorphine haut dosage (BHD) va suivre. Le laboratoire qui commercialise le Temgesic® est invité à présenter une demande d’Autorisation de Mise sur le Marché pour une forme galénique spécifique et dosée à cet effet. La mise sur le marché du Subutex® est en marche, elle aura lieu moins de deux ans plus tard (Lowenstein et al., 1998 ; Reisinger, 1999). En mars 1994, la circulaire qui définit le nouveau cadre de prescription de la méthadone réserve toujours ce traitement à des centres spécialisés qui devront obtenir un agrément et reprend les mêmes critères d’admission (au moins 5 ans d'héroïne, etc.). Mais, pour la première fois, elle définit le traitement de maintenance à la méthadone, faisant de l’arrêt du produit un objectif ultime[14].


En mai 1994, à Bordeaux, dans un manifeste intitulé « Pour une politique française de lutte contre les toxicomanies. Changer de cap », l'ANIT se prononce en faveur de l’intégration des traitements méthadone dans les pratiques des centres de soin, et pour la révision de la loi du 31 décembre 1970 sur les stupéfiants, en vue de la « dépénalisation de l'usage de toutes les drogues » et d'une « une forme de légalisation » du cannabis (ANIT, 1994). En juin les États Généraux du collectif « Limiter la Casse » sont conclus par Simone Veil. Elle explique la lenteur de l'évolution des politiques par la nécessité de convaincre les différents acteurs et décideurs. « Ne croyez pas qu'il suffise de décréter », lance-elle à la salle, « c'est en train de changer ».


Sa conférence de presse du 21 juillet marquera l'avènement de la réduction des risques en France dans la politique envers les toxicomanies. Dans les mois qui suivent, les trois grandes avancées, « centres méthadone », PES, boutiques et les réseaux de médecins se développent. Les acteurs expérimentent sur le terrain. Il était temps : au premier semestre 1994, 30 % des cas de sida déclarés en France étaient des usagers de drogues, le plus haut taux jamais atteint. On relève, au 30 septembre 1995, plus de 9 000 cas cumulés de sida déclarés chez les utilisateurs de drogues injectables en France et le sida est responsable d’environ 1 000 décès de toxicomanes par an.


Une réduction des risques expérimentale

Mais deux procès, fin 1994, rappellent que le virage pris n’est pas encore compris par tous et qu’il est fragile. Un usager, interpellé à la gare du Nord en revenant de Belgique en possession de 97 gélules de méthadone est condamné à 2 ans de prison avec sursis et 3 ans de mise à l'épreuve pour importation de stupéfiants. De même, les docteurs Jean Carpentier et Clarisse Boisseau, poursuivis sur plainte de la DASS pour avoir prescrit des médicaments opiacés à des toxicomanes, sont interdits d'exercer pour un mois par le conseil de l'Ordre des médecins.


Pour autant, la période qui s’ouvre est celle d’une mise en œuvre d’expériences tous azimuts. Ainsi, en octobre, Estelle Dollé, présidente d’ASUD-Montpellier, inaugure un lieu d'injection à moindre risque de médicaments prescrits (Temgésic®, Orténal®, Monscontin®, Skénan®…), jouant sur une ambiguïté, car si la substitution par injection ne bénéficie d’aucun médicament ou programme officiel… elle n’est pas pour autant répréhensible aux yeux de la loi. La salle, tenue uniquement par des usagers, fermera au milieu de l'année 1995, après une overdose mal gérée qui met en lumière la nécessaire complémentarité avec des professionnels.


En décembre, une instance nationale autorisée, le Comité National d'Éthique, pose le principe d'une approche globale de toutes les substances agissant sur le système nerveux central et remet en cause, au nom de l'évolution des connaissances scientifiques, les classifications existantes et la distinction entre drogues licites et illicites. Le débat sur la dépénalisation bat son plein.


En janvier 1995, le Ministère de la santé publie une circulaire qui généralise la méthadone : tous les centres de soin sont autorisés à la prescrire et la délivrer sans avoir à demander un agrément. Elle lève les principales limites (plus besoin d'être dépendant depuis au moins 5 ans, d’avoir eu des échecs de sevrage). La circulaire suivante, en mars, permet aux médecins généralistes de la prescrire après son initialisation dans un centre de soin. Elle prévoit la formation des médecins et définit le cadre de prescription de la buprénorphine haut dosage en médecine de ville. En contrepartie, la morphine (Skénan® et Moscontin®) est exclue des traitements de substitution, disposition qui sera assouplie en 1996 par une « note » du Directeur Général de la Santé, Jean François Girard, permettant sous conditions à des usagers de bénéficier d’une dérogation pour avoir ou maintenir ce type de traitement de substitution.


Epilogue…

En quelques années, les premiers acteurs de la réduction des risques ont révolutionné la prise en charge des usagers de drogues. En février 1996, une première phase du processus s’achève avec la mise sur le marché du Subutex® (BHD) que tous les médecins généralistes peuvent prescrire. Le nombre de personnes sous traitement va rapidement atteindre les 100 000.


Les oppositions du début des années 1990 mettront quelques années à s’apaiser. La réconciliation sera symbolisée par les « Rencontres Nationales Toxicomanies » de décembre 1997 qui rassembleront, sous l’égide du Ministre de la Santé, Bernard Kouchner revenu aux affaires, militants de la première heure de la réduction des risques, professionnels plus réservés, médecins généralistes, usagers, chercheurs, etc.


Mais ces changements sur le plan des stratégies de traitement et d’accompagnement des usagers ne trouvent pas de traduction politique et légale. Après un peu moins d'un an de travaux, la commission Henrion rend son rapport en février 1995. Chargée par Simone Veil d’examiner si la loi de 1970 donnait toujours satisfaction, cette commission a procédé à un état des lieux. Son diagnostic est sans appel : « La politique de lutte contre la toxicomanie, fondée sur l'idée selon laquelle il ne faut rien faire pour faciliter la vie des toxicomanes, a provoqué des catastrophes sanitaires et sociales ».


Mais elle ne parvient pas à un consensus sur la suppression des sanctions pénales pour les simples consommateurs. Les contradictions entre la réduction des risques et la pénalisation de l’usage sont provisoirement masquées en donnant au dispositif un statut expérimental. Ce statut est associé à une évaluation nationale de quatre ans (1994-1999) : il est prévu de revoir la loi en fonction des résultats. L’évaluation est confiée à l’Institut national de Veille sanitaire. En 1999, le rapport fait état de résultats incontestables en termes de santé : les overdoses mortelles chutent de 80 %, les taux de nouvelles contaminations des usagers passent de 30 % au début des années 1990 à 4 % en 2001, La délinquance associée à l’usage d’héroïne diminue également, avec une baisse de 67 % des interpellations des usagers d’héroïne. Le dispositif de réduction des risques obtient alors un statut officiel, mais, la loi de 70 avec sa pénalisation de l'usage de drogues, est toujours là.

Bibliographie

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Références

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  7. Inserm U 302, Françoise Facy, « Enquête épidémiologique : toxicomanes et partage des seringues », 1988.
  8. Décret n° 95-255 du 7 mars 1995 modifiant le décret n° 72-200 du 13 mars 1972 réglementant le commerce et l’importation des seringues et des aiguilles destinées aux injections parentérales, en vue de lutter contre l’extension de la toxicomanie.
  9. Rapport du Docteur Nicole Labrosse-Solier, « Le dispositif de réduction des risques chez les usagers de drogues en 2001 », SD6. Division de lutte contre le VIH-Sida et les MST. Voir le dispositif en 2012 chapitre II-2 « Le dispositif de réduction des risques ».
  10. « La lutte contre la toxicomanie, mobilisation pour les toxicomanes lourds », Le quotidien du médecin du 10 octobre 1989.
  11. « Les dangers de l’utilisation détournée du Temgesic : le résistible essor d’une drogue légale », Michel Hautefeuille et Pierre Polomeni, in Le Journal du SIDA, 1992/01, n °35.
  12. Act Up-Paris est une association fondée en juillet 1989 par Didier Lestrade, sur le modèle américain d'Act Up-New York. Contrairement à Aides, Act Up se revendique de la communauté homo et reprend le stigmate à son compte pour mieux le dénoncer. Un des symboles d'Act Up est le triangle rose retourné, qui servait à étiqueter les homos pendant la seconde guerre mondiale. Les actions d'Act Up s'appellent des «  zap  » : les militants font irruption dans un colloque ou événement pour interpeller directement les responsables politiques.
  13. « Toxicomanie et sida : rapport et avis relatifs à l’infection par le VIH parmi les usagers de drogues », Conseil National du Sida, publié le 8 juillet 93.
  14. Circulaire DGS n°14 du 7 mars 1994 relative au cadre d'utilisation de la Méthadone dans la prise en charge des toxicomanes. / Ministère des Affaires Sociales, de la Santé et de la Ville.