Histoire de la réduction des risques liés à l'usage de drogues

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Supprimer les drogues et leurs consommations, ou les accepter en les contrôlant ? Cette question se pose pour les stupéfiants depuis l’apparition des toxicomanies à la fin du XIXe siècle. Elle l’a été aussi pour l’alcool, bien sûr, quand, à la même période, la lutte contre l’alcoolisme a poussé associations hygiénistes et certains États à instaurer sa prohibition. Elle commence à être posée de nos jours pour le tabac que certains voudraient éradiquer pour des raisons de santé publique.


« Éradiquer » ou « vivre avec » les drogues ?

C’est en choisissant la seconde hypothèse, celle du contrôle et de la régulation, que des acteurs, médecins mais aussi responsables politiques, ont ouvert la voie à l’idée d’organiser un accès à des services sanitaires pour des drogués ne pouvant ou ne voulant pas s’arrêter, plutôt que de n’en accorder qu’à ceux demandant à en être sevrés. Ainsi, sont apparus au début du xxe siècle les prémices de ce qui s’appellera plus tard « la politique de réduction des risques », harm reduction policy en anglais, dans les pays à forte culture de santé publique comme la Grande Bretagne et les Pays-Bas.


Mais cette voie sera marginalisée dès la signature des premières conventions internationales, avec la prohibition du commerce de l’opium et des autres stupéfiants (Bachmann, Coppel, 1989). Le tournant de la politique des drogues en faveur de l’éradication des drogues et de leurs usages sera consacré par la convention de 1961 que l’ONU ne cessera de renforcer. Jusqu’en 2009, les organes de l’ONU vont même systématiquement s’opposer aux politiques de réduction des risques en les considérant comme une forme de complicité avec la drogue, tenant les produits et tous ceux qui les produisent ou en font usages comme les responsables du fléau. Cette confrontation n’existera pas avec les drogues légales, considérées comme culturellement contrôlées et ne posant donc de problème que par certaines formes de dépendance. La nécessité de l’abstinence pour les malades dépendants de ces produits s’est néanmoins fortement ancrée dans toutes les conceptions du traitement et de l’entraide. L’intérêt pour des stratégies de réduction des risques dans le champ des drogues licites n’est que très récent.


L’histoire de la réduction des risques est ainsi au croisement des contradictions entre l’histoire de la prohibition, donnant priorité à l’ordre public et moral, et celle de la santé publique, mettant au premier plan la réduction des dommages et l’accès aux soins. Contradictions qui seront particulièrement mises en lumière par la lutte contre le sida.

L’exemple français est à ce titre très illustratif.


Les prémices de la réduction des risques en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas

L’histoire des toxicomanies en Grande-Bretagne est en de nombreux points parallèles à celle des autres pays occidentaux. Avec une particularité toutefois qui tient moins à son rôle prépondérant dans le commerce international de l’opium pendant les xviiie et xixe siècles qu’à son approche sanitaire pour ses propres ressortissants toxicomanes.


Cette approche a été initiée par le rapport de la commission présidée par Sir Humphrey Rolleston en 1926. La commission a observé qu’une dépendance à la morphine ou à l’héroïne évolue généralement sur dix ou vingt ans avant de trouver son issue, fréquemment un arrêt partiel ou total de la consommation. Mais cela à une condition : que la personne dépendante reste en vie et ne soit pas emportée par une complication liée à un usage erratique et ses conséquences médicales ou sociales. La réduction des risques est héritière de cette approche de santé publique. Ainsi, au nom de la minimisation des dommages induits par la maladie de la dépendance, et pour éviter des consommations de produits frelatés et sans contrôle, fut instaurée au Royaume-Uni une prescription légale de la morphine et de l’héroïne par des médecins habilités. Ce british system, bien qu’appliqué de façon disparate, aurait permis de maintenir la toxicomanie à un seuil bas et de limiter ses retentissements individuels (Pearson, 2008). Comme tous les pays occidentaux, la Grande Bretagne ne fut pas pour autant épargnée par la grande vague de « nouvelles toxicomanies » chez les jeunes à la fin des années soixante. Mais son approche santé publique lui a permis de faire face au sida dès 1985-1986, c’est-à-dire bien avant la France, sa politique de réduction des risques organisant l’accès aux seringues stériles, aux traitements par la méthadone et préconisant l’association des usagers de drogues à la prévention du sida. Une approche maintenue bon an mal an malgré une évolution politique, en Grande Bretagne aussi, de plus en plus répressive au nom de la lutte contre « la criminalité liée à la drogue ».


Aux Pays-Bas, pays réputé pour sa tolérance et l’importance qu’il attache à la citoyenneté, dès les années soixante-dix, les débats ont rapidement abouti à un consensus pour considérer que l’interdit de l’usage des drogues ne devait pas être aveugle et empêcher que l’on permette aux usagers de protéger leur santé (Buning, Van Brussel, 1995). En pointe pour la prévention de l’hépatite B, avant même que l’épidémie de sida ne se développe, les Pays-Bas avaient mis en place les premiers services de réduction des risques dits « à bas niveau d’exigence » dès 1979-1980. Au milieu des années quatre-vingt, cette politique devient systématique et, sous l’influence de la Grande-Bretagne, prend le nom de réduction des risques. En Suisse, c’est au tout début des années quatre-vingt-dix, notamment sous l’impulsion du docteur Annie Mino, que la réduction des risques devient une priorité, à contre-courant des idéologies morales qui présidaient aussi dans ce pays1. Cela aboutira notamment à la mise en place de la « politique des quatre piliers » où la réduction des risques figure dans le chapitre « aide à la survie », et à la mise en place de centre de délivrance contrôlée d’héroïne et de salles de consommation supervisées.


La Belgique, l’Allemagne, puis les pays du sud et de l’ensemble de l’Europe vont suivre peu ou prou cette évolution. Ce qui conduira à l’adoption par l’Union Européenne, en 2001, d’une politique commune qui mentionne explicitement la réduction des risques, au moment où les États Unis, mais aussi la Russie ou la Chine, restent au contraire les tenants de la « guerre à la drogue ».


En France, le « socle » de la loi de 70

À la fin des années soixante, en France, la consommation de drogue n'est pas un problème sanitaire, médiatique ou politique. Depuis 1916, seul l'usage de drogue en société est pénalisé. L’histoire moderne de la drogue illicite commence dans le contexte de l'après « 68 ». Avec les soubresauts provoqués par la révolte de la jeunesse contre une société figée, apparaît l’inquiétude de subir, comme aux USA, une épidémie de drogue, cannabis et héroïne en particulier. Le décès par overdose d'héroïne d'une jeune fille de 16 ans durant l'été 69 et l’écho qui en est donné par la presse vont pousser au vote d’une loi promulguée le 31 décembre 1970. Bien qu’inscrite dans le code de la santé publique, elle promeut une approche répressive que résume son article L-628 : « L'usage illicite de stupéfiant est punissable d'un emprisonnement de deux mois à un an et/ou d'une amende de 500 à 15 000 francs ».


Elle crée une exemption de poursuite, l'injonction thérapeutique, le Procureur pouvant suspendre les poursuites pour enjoindre à l’usager de se placer sous surveillance médicale, puis les éteindre s’il s'est conformé au soin prescrit. Elle fait ainsi de tout usager un délinquant potentiel, stigmatisant un groupe social et inaugurant une approche binaire de l’usage, entre maladie et délit. Cette loi assure l’anonymat et la gratuité des soins à ceux qui souhaitent entrer dans un dispositif de sevrage.


La loi de 70 énonce une conception de la politique des drogues de type « civique » qui suppose une conformité des citoyens à une norme préétablie et une pédagogie adaptée (Ehrenberg, 1995). Il faut défendre l'individu contre lui-même, protéger la jeunesse. Elle témoigne d’un équilibre à un moment donné de la vie sociale : l’usage est interdit, mais les experts médicaux ont obtenu l’anonymat, la gratuité des soins et l’injonction thérapeutique, alternative à l’incarcération, ils ont aussi exigé que la demande de l’usager soit volontaire (Bernat de Celis, 1996). Elle signe aussi le début d’une nouvelle exploitation médiatico-politique de « la drogue », qui fait de l'usager un bouc émissaire, visé par des mesures répressives destinées à rassurer l'opinion publique sur la restauration de l'ordre moral, social ou de l'autorité. Elle rend difficile toute approche raisonnée de la problématique de l'usage, considérée comme « laxiste », et s’oppose au développement des mesures de réduction des risques.

Les premiers décrets renforceront le cadre prohibitionniste, avec notamment celui du 13 mars 1972 « réglementant le commerce et l'importation des seringues et aiguilles destinées aux injections parentérales en vue de la lutte contre l'extension de la toxicomanie ». Il interdit de se procurer des seringues en pharmacie de manière anonyme. Il faut désormais soit une ordonnance, soit laisser son nom et son adresse.


Première évaluation : la commission Pelletier (1978)

En 1976, le Président Giscard D’Estaing demande à une de ses Ministres, Monique Pelletier, de faire une évaluation sur « l’ensemble des problèmes de la drogue » et la politique menée en France. La commission Pelletier va rendre un rapport qui conteste certains aspects de la politique instaurée depuis la loi de 70, pointant des « pratiques inadéquates », une « législation impropre », des « principes contradictoires ». Il considère que la sévérité de la loi n'est pas justifiée, que l'incarcération des usagers n'est pas la bonne réponse, et « regrette que la voie judiciaire reste de loin la plus empruntée ». Ce rapport montre par ailleurs que « l'intensité du phénomène de drogue n'atteint pas ce qu'on avait pu redouter », suite à l’effet « 68 » et que la problématique est plus sociale que sanitaire ou judiciaire. Malgré son réquisitoire contre le système français et ses critiques sur la sévérité de la pénalisation de l’usage, ce rapport renonce à préconiser une modification de la loi de 1970 que « l’opinion ne pourrait pas comprendre ». Il ne sera suivi que d’une circulaire recommandant aux magistrats de ne pas incarcérer les usagers de cannabis et de ne pas chercher à imposer un traitement. En affirmant qu’il n'y a pas de problème de santé publique, il décourage le financement d’études et recherches et il permet de comprendre, en creux, pourquoi la politique française a été doublement aveugle, face à la massification des usages et au coup de tonnerre pour la santé publique que sera le sida quelques années plus tard.


La logique du « tout répressif » des années 1980

Les autorités sont ainsi incapables d’anticiper l’arrivée de l’héroïne qui commence à se diffuser et à toucher les milieux populaires au fur et à mesure que les effets sociaux de la crise économique se font sentir et éloignent ceux de mai 1968. À partir de 1978, à Paris comme dans toutes les cités européennes, les premières scènes ouvertes de deal et de consommation d'héroïne se constituent, autour de la rue de l'Ouest dans le 14e arrondissement, puis en 1979 à Belleville, au carrefour des quartiers populaires des 10e, 11e, 19e et 20e arrondissements, et dans l'îlot Chalon, dans le 12e arrondissement, à partir de 1981-1982. L’usage et le trafic s’étendent. La petite délinquance liée au mode de vie toxicomane (vols, cambriolages de pharmacie ou de domicile privé, agressions) explose. Ce sont les signes d’un début de massification des usages. Ils sont traités selon la logique de la loi de 70 : réprimer pour supprimer le problème. Les interpellations pour Infraction à la Législation sur les Stupéfiant (ILS) décuplent : le cap des 10 000 est franchi en 1979, celui des 20 000 en 1982, celui des 30 000 en 1986 (Marchant, 2012).


L’impuissance face à la massification des usages de drogues

En 1984, l'Îlot Chalon est devenu une gigantesque scène ouverte d'héroïne à côté de la gare de Lyon. Rasée et réhabilitée, cette scène se déplace à la Goutte d'or. La thématique du trafic local, et à travers elle du dealer, monte en puissance, accroissant la répression des usagers revendeurs (Duprez, Kokoreff, 2000). La loi de 70 est censée faire une distinction nette entre trafic et usage, mais son application s'avère plus compliquée : les usagers sont souvent revendeurs pour financer leur consommation et ils sont condamnés comme des trafiquants. En septembre 1984, le garde des Sceaux, Robert Badinter, publie une circulaire recommandant au Parquet de déterminer si la qualité de trafiquant de stupéfiants ne prime pas sur celle d'usager. En 1986, Jean-Claude Karsenty, président de la MILDT, instance créée en 1982 pour coordonner la lutte contre la drogue, propose le vote d’une loi qui crée une incrimination spéciale de cession de stupéfiants pour usage permettant d’utiliser la procédure de comparution immédiate afin de réprimer plus vite et plus fort les usagers revendeurs. Les prisons se remplissent d’« ILS ». En 1986, Jaques Chirac devient Premier Ministre et reprend à son compte le discours d’associations telles que le « Comité Antidrogue ». Il s’insurge « contre l’injonction thérapeutique qui aboutit finalement à une absence de traitement et à une absence de sanction ». Il demande à Albin Chalandon, Ministre de la Justice, de rassurer et frapper l'opinion publique. Ce dernier dénonce ceux qui ont le monopole du soin, les psychiatres, jugé laxistes. Il veut imposer l’application stricte de la loi avec traitements obligatoires ou incarcération et annonce la création de 1 600 places dans des centres pénitentiaires pour désintoxiquer de force les drogués, et de 2000 pour l'association « Le Patriarche », alors même que l'on sait déjà que celle-ci pratique un traitement fondé sur la coercition et une sanctification du maître fondateur, Lucien Engelmajer, sans parler des abus sexuels et des malversations2.


Cette annonce va provoquer un tollé. Les psychiatres, Olievenstein, Valeur, Curtet, et l'ANIT (Association Nationale des Intervenants en Toxicomanies), association créée en 81 pour regrouper les intervenants en toxicomanies, montent au créneau, soutenus par des associations de défense des droits de l'homme et de magistrats. Le 23 octobre, Michèle Barzach, Ministre de la santé se désolidarise suivie notamment par Philippe Seguin, son Ministre de tutelle, par Simone Veil, ancienne Ministre de la santé. Mais Albin Chalendon persiste, révélant en octobre l'étude « d’une disposition qui prévoit l'internement des toxicomanes majeurs à la demande des familles ou du procureur de la république ». La contestation est relancée, outre l’opposition, de nouveaux membres de la majorité expriment à leur tour leur réserve. Un procureur, Georges Apap, désavoue publiquement la politique répressive du gouvernement. En janvier 1987 le retrait du texte est définitif.


L’aveuglement face au sida

Le début des années quatre-vingt est marqué par un autre événement qui passe d’abord presque inaperçu mais qui va être sans doute le facteur le plus directement à l’origine de la naissance de la réduction des risques : le début de l'épidémie du VIH/Sida, la « peste noir du XXe siècle ». La première alerte sur le sida vient des USA. Les premiers malades sont homosexuels, héroïnomanes par voie intraveineuse, hémophiles ou originaires d’Haïti. En 1982, les premiers cas sont identifiés en France et le virus (VIH1) est isolé en février 1983 par le professeur Luc Montagnier et l’équipe de l'Institut Pasteur, dont Françoise Barré-Sinoussi. D’abord banalisée, la maladie se répand parmi les usagers de drogues et dès que les tests sérologiques sont accessibles, les prévalences grimpent à des niveaux impressionnants dans les premières études menées en milieu carcéral en 1985-1986 : jusqu’à 70 % à Nice, 55 % à Bordeaux et de 45 à 55 % en Île de France. Ces résultats ne seront pas rendus publics et les gardiens de prison seront d’abord seuls à s’inquiéter.


La peur de cette nouvelle maladie se répand vite, associée à son pronostic fatal. Elle entraîne jugements moraux, stigmatisation et volonté d’exclusion des minorités touchées ; aussi les associations de lutte contre le sida refusent la dénomination de « groupes à risques », notamment pour les homosexuels et les toxicomanes. Jusqu'en 1984, l’impact de la maladie sera minoré par les pouvoirs publics, autant par scepticisme que par crainte de discrimination. Les premières morts de toxicomanes font moins de bruit que celles de personnages publics, mais elles bouleversent les équipes qui s’en occupent, à l’hôpital et dans les centres de soins pour toxicomanes. Elles touchent et sensibilisent surtout le milieu des usagers, leurs entourages et les associations de malades qui se constituent.


De l’activisme de santé communautaire à la création des premières associations d’usagers

En 1983, des gays américains malades du sida se rassemblent pour la première fois à l’occasion du deuxième Congrès national sur le sida à Denver. Tous ont le sentiment d’avoir été dessaisis de leur autonomie, d’être considérés comme les victimes mais aussi les coupables d’une maladie dont on sait encore très peu de chose. Ils rédigent une charte, acte de naissance de l’activisme sida, dans laquelle ils demandent d’être partie prenante à tous les niveaux de décision, de participer à tous les colloques sur le sida, d’y bénéficier d’une crédibilité égale à celle des autres intervenants, d’y faire connaître leurs expériences (Act Up, 1994) et de « ne pas faire porter la responsabilité de l’épidémie » qu'aux personnes séropositives mais de partager la responsabilité collective. En France, le pendant de la charte de Denvers va être la création, en 1984, de l'association Aides par le sociologue Daniel Defert, suite au décès de son compagnon Michel Foucault. Il propose de créer « un lieu de réflexion, de solidarité et de transformation » et théorise « le malade réformateur social ». Il s'agit de lever la chape de silence et de stigmatisation qui pèse sur la vie des personnes séropositives. Aides se revendique association de santé communautaire, mais, au nom du refus du communautarisme, mobilise « les personnes concernées », sans préciser s’il s’agit d’homosexuels, d’usagers de drogue ou toute autre appartenance. Sa démarche s’oppose au « faire pour » pour promouvoir le « faire avec » les personnes, reconnues comme expertes de leur propre santé, de leurs pratiques et vécus (cf. partie 1 - chapitre 4 « La place des usagers dans l’action et l’innovation en réduction des risques »).

Pour les toxicomanes, leur statut pénal est invoqué pour refuser toute parole publique. Act-Up va rompre le silence en 1990, pour les homosexuels comme pour les usagers de drogues ou les migrants. Les associations de lutte contre le sida vont alors favoriser l’auto-organisation non seulement des homosexuels, mais aussi des usagers de drogues et des personnes qui se prostituent. Ce ne sera qu’au début des années quatre-vingt-dix, au plus fort de l’épidémie, lorsque les pouvoirs publics et les professionnels se rangeront à la nécessité de donner la parole aux usagers que leur organisation en association sera possible et que naîtra notamment ASUD, association d’Auto-Support des Usagers de Drogues (cf. partie 1 - chapitre 2 « Les premiers pas de la réduction des risques en France »).


L’accès aux seringues stériles : premières controverses, première mesure

La prohibition des seringues en a organisé la rareté, obligeant les usagers injecteurs à une réutilisation et un partage qui accélérera la diffusion des virus (VIH, hépatites) et des bactéries. On savait pourtant depuis 1983 que les toxicomanes par voie veineuse étaient « une population à risque »3. En juin 1984, le premier cas de sida chez un toxicomane est enregistré en France. Pourtant, en février 1985, Georgina Dufoix, Ministre des Affaires Sociales, restreint encore la vente de seringue4. Le docteur Claude Olievenstein qui dirige l’hôpital Marmottan va sonner l'alarme dans une lettre au Ministre Edmond Hervé en avril 1985. Il lui demande de « reconsidérer les restrictions apportées à la vente de seringue ». Cette demande est confortée par les résultats des premiers dépistages des anticorps du VIH qui accélèrent la prise de conscience. Le professeur Willy Rozembaum et le docteur William Lowenstein, spécialistes du sida, soulignent que cette restriction a aussi contribué au développement de l'hépatite B dont le taux de mortalité est supérieur à celui du sida. Pour autant, les oppositions à la libéralisation de l’accès aux seringues restent nombreuses, exploitant ce qui sera le socle idéologique qui va se manifester à chaque mesure nouvelle de réduction des risques : on affaiblit la lutte contre la drogue, on banalise et incite à l'usage, on se désintéresse du toxicomane. Avec un argumentaire spécifique à cette mesure : l’usager serait trop irresponsable et suicidaire pour changer de comportement face au sida. En septembre 1985, le plan de lutte contre la toxicomanie présenté par Serge Karsenty, président de la MILDT, écarte cette libéralisation. À six mois d’une élection législative, le gouvernement a reculé, paralysé par une opposition qui taxe de laxiste sa politique des drogues.


En mars, l’alternance amènera la première cohabitation et Jacques Chirac devient premier ministre tandis que débat se poursuit entre opposants et tenants de la libéralisation, sur fond de données partielles qui continuent de préciser les taux de contamination : 50 % des toxicomanes seraient contaminés. Le Sida est déclaré Grande Cause Nationale. La commission des stupéfiants réitère son opposition. Madame Barzach recule, arguant d’une opinion pas prête et alors que son collègue de la Chancellerie, Chalendon vient de lancer sa proposition d'enfermement des toxicomanes. Aides commence à voir arriver des toxicomanes dans ses permanences et édite, fin 1986 la première brochure de réduction des risques « Une seringue, ça ne se prête pas », accompagnant sa diffusion d'un encart « publicitaire » dans Libération. Cette action et sa médiatisation suscitent des réactions de soutiens et des critiques.


Début 1987, Michèle Barzach réaffirme ses positions en faveur de la libéralisation des seringues dans le Quotidien du pharmacien5, dans le sillage de prises de position favorables de l'académie de pharmacie et de l'ordre des pharmaciens, à la lumière des expériences anglaises et danoises. En février, elle annonce que le gouvernement va suspendre par un décret les restrictions concernant la vente des seringues en pharmacie, pour une durée d'un an. Malgré une dernière rafale de critiques, le décret est publié et son évaluation mise en place. La mesure sera renouvelée et finalement pérennisée en août 1989 par Claude Evin.