Blogs » Filigrane » 

Ca porte un nom : Episode 5 



.
        J’ai eu du mal à plonger dans les bras de Morphée cette nuit, malgré la lourdeur de mes paupières. Mon activité cérébrale survoltée n’a eu de cesse de projeter des images hallucinées à l’écran de mon esprit. Bloqué dans cet état hypnagogique, je n’ai dormi que huit heures. D’habitude il m’en faut bien plus, pourtant je me sens en pleine forme. L’herbe que j’avais commandée pour Glen est arrivée ce matin dans sa boîte aux lettres. Il est déjà en train de préparer sa pipe à eau, c’est son petit déjeuner dit-il. Il saisit sa muse adorée et la parsème délicatement sur le foyer. Les senteurs qui s’en émanent semblent lui procurer un enthousiasme enfantin. Je faisais le même sourire quand papa m'emmenait à la boulangerie en sortant de l’école, à l’époque j’étais accro au sucre. Sans doute par solidarité, je décide de l’accompagner dans ce qu’il appelle la continuité de notre voyage psychique.
        Des nuages mauves dans le larynx, de la poussière verte sur les phalanges et une couleur sanguine dans la sclérotique, c’est sur cette scène que le morceau Feel Good de Gorillaz fait son apparition et me hisse jusqu’au sommet de l’euphorie. Pendant le passage planant du solo de guitare, un cri horrible jaillit du hall d’entrée. Je crois reconnaître le son aigu d’une vieille dame en furie. Pris de panique, je romps l’introspection de Glen :



« C’était quoi ce bruit ?!
— Hein, quoi ?
— T’as pas entendu ?
— Ah, tu veux dire mon chat qui vient de miauler ? »

En effet, je me retourne et aperçois son chat noir traverser le couloir. De ce pic de stress s’exprime la pire des sensations. Je sens mon cœur battre anormalement. De ma sensibilité exacerbée surgit l'angoisse. Elle alimente les palpitations et vice versa. La machine s'emballe. Je n’arrive plus à respirer. Je suffoque. Faut que je me calme, je vais faire une crise cardiaque. Je m'empresse de sortir de l’appartement pour prendre l'air. La peur de mourir est si forte que je suis obligé d'appeler les urgences. Je demande de l'aide à un passant pour ne pas rester seul. Il fait mine de ne pas m'entendre, me prenant pour un fou. J'insiste, il finit par venir à ma rencontre mais repart trop vite. Une chaleur extrême envahit l’intérieur de mon ventre, je sens que je vais m'évanouir. Je ne tiens plus debout. Je m'allonge par terre à l'angle de la rue en attendant désespérément une ambulance pour lâcher prise.
        Les secours sont enfin là. Ils me posent un tas de questions auxquelles je n'ai pas envie de répondre, par raison ou par paranoïa, je ne sais pas. J’ai l’impression qu’ils me suspectent. Suis-je venu en voiture ? Y avait-il des gens avec moi ? Finalement ils m'emmènent à l’hôpital. Dans la cabine, un jeune pompier volontaire me fait la conversation et m’interroge sur le pourquoi d’une telle prise. Je lui avoue, très fier, vouloir explorer mon univers mental. Je lui demande ensuite s’il a une copine. J’attends avec impatience qu'il me retourne la question. Je lui révèle avoir eu une relation passionnelle avec une fille. Je me mets à pleurer. Je le prends pour un ami de longue date. On plaisante, je ris, on partage, je sanglote et ainsi de suite. Mais j'ai du mal à rester éveillé. Les palpitations sont devenues insupportables. Mon torse est brûlant, de nouveau je n’arrive plus à respirer. Ma vision tangue de plus en plus. Je sens que je vais partir. Je résiste. Je ne veux pas mourir ! J’ai peur. Je le regarde et lui demande : « Est-ce que je vais mourir ? » Je fais marche arrière et lui indique préférer ne pas savoir. Il ne me répond rien à ce propos et change de sujet. Son silence en dit long sur la gravité de la situation. Ma vision, mon état d'esprit, ma conscience, tout mon être sombre alors dans le néant. Je vois la mort, je vois ce noir singulier envahir une partie de mon cerveau, ça ressemble étrangement à l'infini de l'espace. L'environnement externe n’existe plus, n'a plus d'importance à mes yeux. Je comprends la préciosité de la vie et regrette. J'accepte ma fin, dans la résignation mais aussi dans la paix. Je fais mes adieux et pardonne. Adieu maman, adieu Raphaëlle.



Sur le point de mourir, toutes les pensées sont vaines.
Tu aurais voulu leur dire un dernier mot ? Leur dire que tu les aimes ?
C’est trop tard, tu ne peux rien y faire, c’est fini.
Pleurer ou être apeuré est inutile.



.
        Après une éternité, nous sommes arrivés à destination. Je sors du véhicule, légèrement rassuré à la vue de l’hôpital. Je dis à mon compagnon de route : « En fait, c'est possible que je ne meure pas ! » Il me répond : « Oui c'est ça, tu peux mourir comme tu peux ne pas mourir. » L'angoisse s’atténue progressivement et mon cœur retrouve un rythme normal. Je comprends alors que je vais vivre ! C'est l'orgasme. J’ai vu la mort mais je suis vivant, j'ai transcendé la vie. Je n'ai plus de barrières. J’ai évacué le monstre, celui qui me faisait fuir les relations sociales. Je ressens un bonheur infini, je ressens la vie comme elle devrait être. Je saute de joie, je bondis sur une des infirmières pour lui faire un gros câlin et la remercier. « Je vous aime, ce n'est pas un amour sexuel, c'est un amour platonique ! » Je suis ému, très ému d'être devenu moi, d'avoir franchi un cap énorme, que je n'aurais jamais pu passer sans ça.
        Petit à petit, je redescends les marches de l'escalier de la perche. Palier après palier, je retrouve ma lucidité. Je prends conscience de la folie enthousiasmée dans laquelle j'étais. Je suis encore à l’hôpital, dans la salle d'attente des urgences. Je revois la scène : moi, il y a quelques minutes, hyperactif, dans une espèce d'élan empathique suprême, voulant partager mon amour inconditionnel avec tous les êtres humains environnants. J'ai honte, j'ai envie de me cacher. Je me dis que ce n'est pas un comportement à avoir en public. Je me juge. Je pense même que les autres doivent me trouver vraiment bizarre. Là, le personnel vient me chercher, me conduit dans une salle et m'installe sur un brancard, entouré d'appareils qui ne me semblent pas très hospitaliers. Je leur confie, pris de reconnaissance soudaine : « Vous faites un métier magnifique. » Une infirmière me colle des électrodes sur le torse et une autre m’installe une perfusion. Très sérieux, je lui demande si c'est de la morphine dans la poche. Dépitée de mon comportement, elle me remet à ma place en m'expliquant que je n'en ai pas assez pris pour ça. Elle pense sûrement qu'il n'y a pas de problème. Pourtant, j'ai de nouveau peur, je suis de nouveau angoissé, je sens de nouveau mon cœur s'emballer. En réalité, je ne contrôle plus rien et ça me terrifie. Après analyse de mon électrocardiogramme, le médecin certifie que tout va bien, que tout est en ordre. Je suis rassuré pour un temps, mais aussitôt le médecin parti, les battements s'intensifient et la douleur ressurgit. Voulant me garder en observation, le personnel me couche dans un autre lit. Faute de place, ils me laissent seul dans un bloc opératoire, avec la lumière du plafond éteinte mais les écrans et bips des machines environnantes allumées. Personne ne prend en compte ma souffrance. Je suis censé dormir, mais cela m’est impossible. Je n’ai aucune information sur la suite des événements. Ma raison se noie alors dans un tourment interrogatif : que vont-ils faire de moi ? Que va-t'il se passer ? Quand vais-je sortir d'ici ? Pourquoi sont-ils si méprisants à mon égard ? Est-ce que je suis en train de devenir schizophrène ? Vont-ils m'enfermer dans un hôpital psychiatrique ? J’ai beau tenter de me rassurer, ces questions reviennent toujours à la charge, plus puissante et effrayante encore. Elles me plongent de plus en plus profondément dans la psychose. C'est une véritable torture.



N'essaie pas de contrôler le flux de tes pensées, entre en toi-même.



.
        Cette boucle infernale a duré toute la nuit. Au lever du soleil, une infirmière vient me rendre visite. Je lui parle comme un enfant qui regrette sa bêtise :

« Vous avez l'air fâchée...
— Non, je suis juste fatiguée. Monsieur Hawkins, c'est ça ?
— Oui.
— Vous allez bientôt pouvoir partir, mais vous devez d’abord voir le psychologue. »

Pourquoi une consultation avec leur psy ? C’est un test ? Le vieux rentre dans ma chambre. Il est souriant le père fouettard. En fait il s’est intéressé à ma mère au début mais voulait surtout s’assurer que je ne réitérerai pas l’expérience. Il m’a aussi parlé de la notion de psychosomatisme, que les palpitations c’était de ma faute, enfin que j’aurais pu éviter ça, mais que j’étais peut-être trop sensible pour ce genre de chose. Nique toi avec ton psychosomatisme, tout ce que je retiens c’est un traumatisme. J'ai l'impression d'avoir perdu une partie de moi-même, amputé de mon innocence.


Catégorie : Carnet de bord - 08 novembre 2021 à  00:52



Remonter

Pied de page des forums