⁜⁜⁜⁜⁜
– Woua cette toile, c’est de qui ?
– De Pat, le type à l’apéro de tout à l’heure.
– Elle est top classe ! Tiptop, j’adore ! Juste ma-gni-fique.
– Ah merde non ! Je me plante, c’est de Atart. Tu sais là l’embrouille au télécard…
– Bouh cette toile ! Mais quelle horreur. Pauv’ gars !
Enylam n’esquissa aucun sourire en lisant cette farce écrite au stylo sur la table en plexiglas. Trop aigrie, trop lucide. Elle faisait face à trois lieutenants du plan/collectif. Ambiance générale ébouillantée, mais pas le cœur à s’amuser. Rien de vraiment commode l’attendait dans les jours à venir. Laaw ne cessait d’enlever et de remettre ses lunettes noires, un bédo en main. Elle se préparait un verre de kratom. Akosh remplissait un document classé-secret et Rom était dans son espace aménagé en cuisine, un cinq étoiles à elle seule. Atoll de moustigres et nuits de noces pour moucherons. Enylam tenait fébrilement la clef universelle du contrat. Elle la glissa dans son sac à dos posé au coin d’un ventilo en pièces détachées, que Rom devait recycler.
– Donc je dois me joindre à une escouade de la G’Riot, marmonna-t-elle.
Une petite rate très blanche et aux yeux rubescents décampa du fond de deux palettes encastrées l’une sur l’autre en guise de sommier, puis crapahuta de droite à gauche avant d’escalader le matelas établi. Rom disait qu’elle lui murmurait souvent la nuit à l’oreille : Alfred ! Alfred ! Tout le monde savait que Rom devenait fêlé, depuis la disparition récente de son amie.
– Le R.R a localisé la caserne qui détient la clé, soupira un Akosh las, assis face à la fenêtre du van-squat. Dans cinquante heures exactement, elle sera dans les mains de l’U/S. Sans l’ombre d’un doute, les Exécutants la feront détruire. Le MémoSénat existe en théorie pour freiner, ou faire lever le pied des Salves. Reste que leur nouvelle maquerelle ne se laissera pas intimider.
– Avec le doute d’ombre, en fait, lança aléatoirement Rom qui préparait un café. On ne sait pas ce que planifie l’Ensynaut, mais il est confirmé que le MémoSénat la craint. Reste que nous devons prendre d’assaut la caserne. Youpi.
– Qui est située… ? intercepta en retour Enylam, aux cernes se creusant d’heure en heure.
Laaw tira deux taffes de son bédo copieux, but ensuite une gorgée de kratom puis rouvrit les yeux. Ses deux graines temporales luisaient un peu.
– À Except, aux abords des espaces-transférés séparant Hexagon des Terres-Fragmentées, à trois km de Constanta pour être exacte. J’en suis la première navrée. L’histoire s’amplifie. Quatre escouades de vingt délivreurs seront à tes côtés.
Enylam haussa nonchalamment les épaules comme pas routine.
– Et au niveau de l’ennemi ? demanda-t-elle en appuyant sur un ligament tendu de son cou.
– Une puissante artillerie et au moins le double habituel de miliciens. Une escouade de mercenaires du Zha-Hang devrait les rejoindre, murmura Rom en se rasseyant à côté de Laaw, café en main. Le P/C craint que la bataille ne s’étire dans le temps. Le Rouge-ray nous conseille donc (Rom gloussa) de foncer à toute blinde, ne pas camper sur nos positions. On va chier dans la douleur.
Laaw abaissa ses yeux, qui paraissaient se lier telle une passerelle alambiquée, à ceux d’Enylam. Laaw tentait de faire bonne figure. Faire mine du plus faux des optimismes. Cette opération avait toutes les chances de réussir - surtout du point de vue des Exécutants : un chemin vers la fosse commune.
– Cette mission est un sacrifice et c’est ignoble fit Laaw, avec un semblant de dédain dans la voix (à priori dirigé à l’encontre des principaux FDL du P/C). L’objectif est de récupérer la clé « à n’importe quel prix ». Et d’effectuer la passation, au dôme-8-rhénium dans lequel je bosse en Immersion. Des amis à moi te guideront…
Laaw s’empara d’un document en tirant une dernière latte de son bédo.
– Clairière de la Tertiaire, au N3/D2/G2/D-Lisa. Après un relayeur te conduira dans un lieu confidentiel. Ensuite stop, conclut-elle en tendant à Enylam le pass.
Rom lui fournit un rétro-passeport. Laaw ne se départit plus de ses lunettes noires. Elle s’installa à ses côtés en replaçant d’un geste machinal et gracieux l’une de ses mèches au contour de sa nuque. Son sentiment de doute se trouvait unanimement partagé. Elle n’était pas la FDL du cercle-nuit avec qui l’échange d’énergie et de courage s’était opéré ; elle était la Laaw dévastée par une connaissance inexprimée et inexprimable des événements du futur, qui en provenaient grand train. Enylam trouvait cette situation, cette histoire tellement chimérique de clairvoyance captée puis enregistrée, qu’elle en évinçait même ce fait : Laaw et Rom était les proches de deux personnes liées viscéralement à cette clé. Et ce n’était pas le plan/collectif qui semblait mettre ce détail au plus haut point d’importance, mais bien le KCP. Toujours le KCP.
Une appeliste. Ou peut-être même une vraie menteuse, une vraie manipulatrice. Ou alors c’est elle qui est manipulée.
Si Laaw avait l’impression de connaitre Enylam depuis toujours, elle devait chercher le lieu, l’endroit, ou même la dimension précise, de leur imaginaire première entrevue. Rom se leva pour se poster mains croisées au dos devant l’ouverture du logis. L’inquiétude emplissait l’habitat comme l’odeur d’un parfum subtil, tout sauf désagréable, tel un vaste envoutement, un succédané du pire.
– Tiens Eny, chuchota Akosh qui terminait sa paperasse, en lui tendant une mini capsule.
Enylam s’en saisit et la plaça hâtivement dans une cache de son ceinturon.
– Mon pepsi. Merci… lança Eny, qui savait de quoi il en retournait.
– Bonne chance, murmura faiblement Laaw.
Son sourire avait du mal à se maintenir. Sourire moins vif que le mouvement de la petite rate blanche, qui était entre-temps passée du lit à son épaule.
– Qui a écrit ce truc ? demanda Enylam en désignant la farce gravée sur la table.
Rom se retourna, mains toujours croisées. La moue dubitative qu’il esquissa tendait soit au réel premier degré, soit au détachement de la raison :
– C’est un truc que j’ai gribouillé la nuit où Hecko disparut. La rate me dit sans cesse que « c’est Alfred qui blaguait ».
⁜⁜⁜⁜⁜
Le Rempart Anti-Flux méridien était visible depuis le lac où le tandem s'était arrêté pour la nuit. Dans moins de vingt-quatre heures, la clé allait passer entre les mains de l’U/S. Siaben ne dormait pas. Un relayeur de la 0-Très, d’une escouade des mouvances-infɵpirates, les avait déposés sur une aire de triple-voie d’approvisionnement, où devait les rejoindre un second guide. Les deux complices y stoppèrent leur escapade pour la journée, s’établissant près d’un lac limitrophe de la supraville centrale d’Except nommée Constanta. Ce lac séparait l’hors-contrée de la 3ème Muraille des tunnels marchands de supravilles, destinés à nourrir les médiapoles. Le tandem s’établit dans ces lieux sévèrement proches des abimes tant les incendies ravageaient sans fin les espaces boisés, tant les mares d’eaux croupissantes s’élargissaient d’heure en heure, tant l’air par endroits était simplement irrespirable, empestait les sulfates de soufre et autres combustions polluantes, tant les coulées de boue laissaient des espaces jadis verts-polychromes en uniques flaques marronnées. En flaques médiatiques aurait-dit Siaben. Les ravages étaient omniprésents, en chaque angle de vue, en chaque instant. Il n’y avait pas deux ans que des foules réfugiées se tassaient dans d’immenses camps. Mais ces camps là en ce jour étaient vides, désertés pour la plupart après nombre d’évacuations ou de démantèlements à la sauce Ab-strate, à la sauce totalisante. D’autres camps à peine établis se trouvaient systématiquement désintégrés par les kaïds et les holosphères-tueuses, toujours à l’affut de « neutralisation des corps étrangers ». Plus personne n’attendait le Transplant pour l’ouverture annuelle et symbolique des Remparts, vers l’enclos du Monstre, vers son cœur sinistre - mais d’apparence béate et lumineuse. Les espaces « pacifiés-sécurisés » hors cyt-forteresses s’élargissaient toujours un peu plus chaque année. Ainsi le tandem accapara un petit terrain ensablé, selon eux tout à fait convenable - mais sans bivouacs, il allait de soi. Tous deux dormiraient à l’étoile morte, à même le sol, sur une couverture de fortune - prompts à décamper dès la moindre alerte. Non, Siaben ne parvenait pas à dormir. Il regardait, pensif, sous son masque-octet, poings serrés dans les poches de son sweat emmailloté de boucles métalliques, la distance entre le RAFL méridien et le ciel sombre parcouru de temps à autres de légères aurores boréales.
– Villa d’la dèche… murmura-t-il sous les rayons âpres du soleil blanc.
Le Rempart voyant se constituait de cylindres immenses brillants comme des astres, ses barricades s’émaillaient d’aqueducs géants ravalés de stations aériennes et d'habitacles. La Tertiaire cyt-forteresse s’y prolongeait comme un noyau de fruit trop mûr, sur tout l’horizon désertique, que l’espace-transféré local balayait de ses tours sous bulles de confinements, elles-mêmes rattachées aux couloirs confinés de Constanta, ouvrant ses démarcations à huit lieux de là. Du point de vue de Siaben, il ne s’agissait que d’une ruche mécanique colossale. Colossale termitière de biɵcyb. Rien de plus. Un vrai sac d’ordures vidé d’amour et d’empathie. Mais mise à part ce monde restant inaccessible, pourquoi détruisait-il les refuges et les asiles ? À quel point l’ennemi haï et redouté peuplant les zon’oasis leur était profitable, pratique… De quoi toujours amplifier son expansion, de quoi encore rafler du terrain. Vers la ville-monde finale ? Le pandémonium final ? Siaben en eu presque un haut-le-cœur, se racla la gorge et cracha à terre, se signa en fermant les yeux puis vint se rasseoir aux côté d’Enylam qui pour une fois - peut-être même la première fois, selon sa mémoire récalcitrante - trouva le repos avant lui.
4H30 s’afficha à son télécard, qui grésilla de lueurs quand la bullprotect de la ruche géante s’activa. Ses deux graines temporales, ainsi que sa GDM à la nuque, miroitèrent fébrilement de concert. Un couvercle infographique de toute beauté s’intensifia telle une bande-annonce interactive cinématique. Les lumières cosmiques, élaborées à partir de satellites voltigeurs et troposphériques, englobèrent la cellule colossale et mécanique. Les bâtiments habillés de nimbus flottaient aux abords des habitacles V.I.P, agrippés aux multiples parois d’asphanéon. Des pelotes de circuits informatifs englobaient les triples-voies juxtaposées, qui s’engouffraient telles des artères dans les enceintes de la ruche. Ces routes plurielles devinrent à vue d’œil multidimensionnelles grâce aux symphonies d’images vives et joyeuses venues virtuellement s’y greffer ; un passant pourrait y entrevoir ces structurations, telles les perceptions de fourmis qui arpenteraient une corde. Siaben s’alluma un cigarillo fait maison, qu’il avait troqué contre une semelle de chaussure. Tranquillement, même le cœur bourdonnant de lassitude, il contempla la bullprotect méridienne réveillée, en action. Le départ lancinant d'une sorte d'hovercraft qui traversait le détroit sombre vers un bosquet rasé par les flammes lui donna un fond sonore synchronisé, assez révélateur. Il contempla Enylam, qui respirait par soubresauts tendus et difficiles. Pour la majorité de ses compagnons et compagnonnes des Communes, l’apnée du sommeil était devenue naturelle tout comme l’endurance était devenue pure corporalité. Celle-là semblait lui balayer le visage de craintes. Ses traits clairs mais délissés par le temps, par ce sommeil s’affermissaient encore. Siaben n’en éprouva pas la moindre inquiétude. Monnaie courante. Dans cette existence, c’était comme ça : on ne commençait à s’effrayer qu’au moment où la Faucheuse se matérialisait presque tout à fait. Le reste c’était « du nougat ». En revanche elle pouvait aller se faire cuire un œuf si elle lui demandait du tabac, qui de toute évidence n’arrangeait rien. Siaben chuchota :
– Tout est dans la recette. Pro… produire un Circuit qui rend malade afin de soigner cette maladie pour produire de la richesse.
Chuchotements suffisamment forts pour qu’Enylam ouvre les yeux.
– Hein, kestudis ? bredouilla-t-elle la bouche pâteuse, rabattant son masque-octet jusqu’au menton puis sa parka jusqu’aux épaules.
– Tu res… respires comme un moteur, bougeotte. Ça fait fuir les touristes.
Enylam se redressa lentement, ses yeux noyés de larmes ensommeillées, son dos endolori par les courbatures.
– Super sommeil récupérateur, lança-t-elle dans une grimace, en s’appuyant des coudes sur la glaise et le sable. C’est vraiment le coin le plus glauque ici que j’ai vu de toute ma vie.
– J’espère que t’as la dalle. J’ai co… commandé le petit déj.
Enylam se laissa franchement tomber sur la couverture ankylosée par la moiteur d’une rosée endeuillée et égrainée de sable. Elle releva son pull au-dessus du nombril pour masser son bas-ventre. Un bleu était discernable, un peu plus haut. Enylam s’étira en actionnant son télécard. Son rythme cardiaque se calqua sur le tempo d’une soudaine inquiétude qui la pénétrait.
– Opé nom de code p’tit déj. Rafales d’atrids pour les croissants, paranucléïds pour le jus d’orange.
– Et nous on est la tartine au beurre. T’imagine cette poisse. Tu crois encore que… que les justes auront accès au paradis ? J’veux dire… après pa… passage de ce merdier ?
– Les secousses religieuses de ces deux dernières années sont passées. Ce n’est pas que je refuse d’y croire. C’est juste qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais de réponses. Et que je ne veux pas savoir. Je ne veux plus savoir.
– L’ère du mythe est passé…
– On doit passer à autre chose. Comme sauver ici-bas ce qui peut l’être encore.
Siaben resserra sa mâchoire. La lourdeur d’un courant-jet de l’Est, embrassée par les incendies locaux, enserrait le tandem à sa façon, sorte d’amour-vache. Enylam crue percevoir de son compagnon de route une fatigue morale latente, qui jusqu’ici avait épargné ses habitudes. Elle se redressa en pianotant son télécard, espérant que ce ne soit qu’une illusion. Avant-hier déjà… ses nerfs avaient brisé les digues, ça ne lui arrivait presque jamais. Vraiment elle espérait. Pour elle, Siaben était une prière. Une prière puissance mille. Jamais elle n’oserait lui révéler ça. Siaben ne lui pardonnerait pas. Sûrement, en ce monde l’amour était possible, mais, en ce monde, on ne s’attachait pas. On pouvait se sacrifier pour l’autre, mais on ne l’encombrait pas de nos états d’âme. Enylam sourit car après tout, ça n’était rien d’autre que ça. Son esprit associa ce ressenti à une chose spontanée que Siaben lui lança, quand sa cousine Mehtani perdit son frère, tabassé à mort par des obscurantistes d’un rezeau de sa région. Elle se remémora :
Les cohortes de l’apartheid, du racisme, de l'autorité, de la xénophobie, du délit d’apparence ou d’appartenance, les colporteurs de haine, tentent chaque jour de se persuader que cette haine-là les sauvera de leur douleur de n'être que des hommes.
Enylam savait qu’aucun des deux n’imaginait possible ou enfin réalisable de changer ces esprits négatifs. C’était le terminus et ça ne datait pas d’hier. Elle aussi compressait ses dents dézinguées. Les souffles embrasés de l’Est accompagnaient leurs mots, accompagnait leur énergie qui battait de l’aile. Un vent de poussières interceptait dans ses cliquetis luisants des parcelles de lumières, émises de la bullprotect pharaonique, rendue parfois illimitée. Cet astre virtuel qui clairsemait ses rayons dans les couches atmosphériques noires-bitume. Comme un champignon magique aux densités croissantes, aux lueurs attractives, qui se dés-engouffrait d’un désert de rouille, proche du néant. Mais les zon’oasis étaient réelles. Les zon’oasis ne cessaient, elles, non seulement d’intensifier leur résistance, mais aussi leur existence.
– Debout ! Debout ! s’écria-t-elle en se relevant d’un bond, brusquement réanimée de la tristesse et l’impasse.
– Oyé ! Go à toute blinde, enchaina son allié, porté par ce mouvement. Tu la connais celle-là : la Terre n’est pas plate. Mais elle éclate !
– Et pas d’intelligence !
– Haha ! s’écria Siaben, qui épaula avec fougue sa compagnonne.
Bras dessus-bras dessous, tous deux se mirent en marche vers le lieu-dit du relais.
Catégorie : Expérimental - 04 juin 2025 à 05:55
1