Blogs » Cub3000 » 

Juke Box Cosmique - Ultimate Spinach - "Behold and See" 




...Rubrique musicale plus ou moins régulière, dont le but est de proposer et commenter des oeuvres musicales de tous horizons, susceptibles d'accompagner les escapades intérieures, psychoactivées ou non...



Ultimate Spinach - « Behold and See » (MGM - 1968)




Lorsqu'on parle de rock psychédélique vintage, viennent tout de suite en tête les hippies de San Francisco en pleine montée d'Orange Sunshine, les folkeux et rockers cosmiques du Laurel Canyon de L.A., la clique texane de 13th Floor Elevators ; on songe peut-être au proto-punk nerveux et lysergique de Detroit et sa banlieue Ann Arbor, mais qui pense à Boston ? Hé bien, à proprement parler : personne.

  Si la capitale du Massachussetts a marqué l'histoire du mouvement psychédélique, ce n'est pas, au premier abord, pour sa contribution à la tumultueuse saga du rock de l'acide, mais surtout parce que sa prestigieuse université, Harvard, fut  de 1960 à 1963 le théâtre des premières expérimentations de Timothy Leary avec des substances enthéogènes comme la psilocybine et bien sûr la bombe H de l'esprit, j'ai nommé le LSD-25, encore légal en ces temps héroïques.

  Pourtant, et ce n'est probablement pas complètement sans rapport, une scène rock psychédélique aussi prolifique et bigarrée qu'éphémère a bel et bien fleuri à Boston, entre 1967 et 1969. Avec ses ballrooms où les freaks venaient célébrer, au son des meilleurs groupes du moment, les nouveaux rites païens et cosmiques. Avec ses headshops où l'on pouvait trouver posters trippants, accessoires pour fumeurs, magazines rock et comics underground. Et bien sûr, avec ses groupes aux noms improbables (Phluph, Apple Pie Motherood Band, Tangerine Zoo...) et aux sonorités proches des vibrations de la baie de San Francisco.

  Ultimate Spinach était l'un de ces groupes, fondé en 1967 par le fiévreux chanteur et multi-instrumentiste Ian Bruce Douglas après une expérience chimique durant laquelle, s'étant peint le visage en vert, il avait compris être uni avec l'Epinard Ultime. Affilié à ce qui fut appelé le Bosstown Sound, dénomination englobant l'ensemble des groupes psychés locaux, Ultimate Spinach émerge sans peine de la mêlée, s'illustrant parmi les acteurs les plus doués d'une scène peut-être un peu trop policée, calibrée pour séduire les teenagers envapés, une scène souvent accusée de sonner West-Coast un peu cheap...

  Sorti en aout 1968, « Behold and See » est le second LP d'Ultimate Spinach. Produit par MGM il succède à un premier album éponyme ayant accompli l'exploit de se classer 34eme au Billboard 200, le baromètre US des ventes d'albums, attirant les regards sur le rock de Boston. Il faut transformer l'essai par un deuxième succès commercial et critique, la pression sur le groupe est donc importante mais malheureusement « Behold and See » fait un bide relatif, se classant 198eme au Billboard 200, en partie à cause du rapide désintérêt du grand public pour le Bosstown Sound, mais sans doute également en raison de son aspect quelque peu disparate et de sa structure éclatée, surfant sur des idées nombreuses et parfois déroutantes, déployées sur des morceaux longs, peu compatibles avec la diffusion radio. La réception critique est des plus fraîches, les performances live médiocres, et le public boude.

  Pourtant, plus de cinquante ans après sa sortie, ce disque mérite mieux qu'un rapide classement au rayon des rendez-vous manqués de l'histoire du rock. Par une mystérieuse alchimie distillant l'essence, le feeling d'une époque certes révolue mais dont l'écho halluciné n'en finit pas de résonner à nos consciences, « Behold and See » a bien vieilli. Comprenons nous bien : il a indéniablement vieilli, et certains de ses partis-pris semblent aujourd'hui difficilement intelligibles, un peu comme ces personnes âgées qui répètent une histoire dont le contexte et les enjeux ont été depuis longtemps oubliés et à laquelle plus personne n'entend rien.

Mais l'évidente sincérité du psychédélisme pratiqué par Ultimate Spinach transcende ce gap temporel et culturel. Il est clair que c'est de la musique faite par des freaks, pour des freaks, conçue pour être écoutée dans un état second. Du rock chevelu, se rêvant dans le ciel avec Lucy et ses diamants. Des influences folk, jazz, blues s'y télescopent avec des réminiscences classiques et des tentatives quasi-lyriques dont le kitsch est sublimé en une sorte de B.O. de film de SF improbable à la Barbarella. Les textes sont beaux, travaillés, d'une grande sincérité, et narrent les hauts et les bas de la contre-culture hippie, son combat sans merci contre l'establishment, ainsi que ses rêves, ses aspirations, ses rituels et ses drogues.

Des chansons telles que « Gilded lamp of the Cosmos », « Fragmentary March of Green », « Suite : Genesis of Beauty » ou « Mindflowers », sont incontestablement des  joyaux du psychédélisme injustement méconnus, alors qu'ils atteignent sans difficulté les sommets où planent des groupes comme Jefferson Airplane, Love ou même le Pink Floyd première époque auquel certaines plages de « Behold and See » renvoient directement. Le son est lourd, cannabique, et l'ambiance beaucoup moins bucolique que chez les groupes californiens de la même période. Boston est sensiblement moins ensoleillée que la Baie de San Francisco, et les temps sont durs : 1968 a vu l'assassinat de Bobby Kennedy et de Martin Luther King, la violente répression des émeutes de Chicago, l'intensification des frappes au Viet-Nam...

On sent bien que, même si l'expansion du champ de la conscience figure encore au centre des préoccupations du groupe et du mouvement social dont il est l'un des porte-flambeaux, les temps ne sont plus à l'utopie béate mais plutôt à l'introspection et aux préparatifs d'un combat qui s'annonce âpre. Bien que parsemé de phases optimistes et presque champêtres, « Behold and See » assume un côté jusqu'au boutiste, parfois grandiloquent, un total premier degré dans ses parti-pris, bref, une radicalité dans la pratique psychédélique qui relève quasiment de l'engagement militant.

  À l'image des rêves du Flower Power, Ultimate Spinach allait, après l'injuste échec commercial et critique de « Behold and See », connaître un rapide déclin. Les conflits internes, les pressions de l'industrie du disque, et sans doute les excès, eurent raison de la formation initiale rassemblée autour de Ian Bruce Douglas. En 1969 sortit un troisième album, sur lequel ne figure quasiment aucun des musiciens originels, et qui, échouant à rallumer une flamme même vacillante, ne connut aucun succès et sonna le glas du groupe.

  Ecouter « Behold and See » en 2021 est une expérience grisante et déroutante. C'est, pour une part, se livrer à un voyage temporel très dépaysant, mais simultanément, reconnaître des patterns, des préoccupations en phase indubitable avec notre époque troublée, avec ses peurs, ses violences, mais aussi ses espoirs et ses rêves, pas si éloignés que ça de ceux des hippies américains de 1968. En atteste l'essor constant de la renaissance psychédélique, mouvance qui n'en finit pas de redécouvrir les vertus des substances enthéogènes et de leurs cultures corollaires, et offre une authentique bouffée d'air frais à ces temps de pré-collapse.

Catégorie : Carnet de bord - 19 mars 2021 à  23:28



Remonter

Pied de page des forums