La belle Amanite et le cantor de Leipzig 



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En fond, on entend de la pop anglaise

A 12h30 ce samedi, je me mis en tête de finir ma récolte annuelle d'amanites. Car, hélas, déjà décembre était arrivé et les chapeaux rouges semblaient avoir décidé, d'un commun accord, de ne plus montrer le bout de leur nez.

Huit chapeaux avaient préalablement été cuits au four et étaient désormais bien secs, tout en ayant gardé une belle couleur, de l'orange brique au rouge cramoisi, ainsi que leurs fines lamelles blanches.

Je commençai par deux grammes. En attendant l'effet, je m'attablai à mon bureau pour travailler. Le champignon a sur moi une montée très lente et je savais que j'en avais pour quelques temps avant le plateau. Une heure plus tard, je repris deux autres grammes, puis, à 14h00, 1,5 grammes.

Sensation cotonneuse. Voilà la dame Amanite qui se pointe ! Je fermai mon ordinateur et allai m'affaler sur le canapé.




John scofield, Hangover
Dire Straits, Live 1979


Pick Withers sautillait frénétiquement derrière sa batterie, tandis que mon corps entier devenait rythme. Je me levai, fis les cent pas au rythme du hi-hat et des ghost notes qui caressait la caisse claire. Mes membres bougeaient seuls, dans une ridicule danse incontrôlée mais battant parfaitement la mesure.

Après 45 minutes, j'ingérai 1,5 grammes avec du pain car la faim commençait à me tirailler le ventre. Il fut temps d'aller dehors et de passer aux choses sérieuses.




Concerto I en fa majeur, BWV 1046
Concerto III en sol majeur, BWV 1048


Me voilà entre les arbres, le visage caressé par le soleil rasant de ce début d'hiver. J'avance erratiquement tentant de contrôler les troubles de l'équilibre qui m'assaillent.

Quelle douce ivresse ! Assez semblable à certains égards à la première légèreté de l'alcool, quand les sens commencent tranquillement à s'exacerber, donnant l'impression d'une clarté d'esprit supérieure. Il me semblait désormais surplomber le monde, pouvoir le regarder serein, affectueusement, depuis le haut. Immense sympathie paternelle pour les insectes, envie de caresser les plantes. J'enserre un vieux chêne. Ô toi, mon enfant, toi mon père ! Tes racines, ne soutiennent-elles pas la Terre ? Et tes branches, ne portent-elles pas le Ciel ? Je retrouvai la sensation de l'homme primitif, responsable du cosmos tout entier, de cet ordre terrestre dont Dieu lui avait confié la garde. Je m'assis sur une branche basse, devant la beauté du speculum naturale. "Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut"...

Au bout d'un certain temps, je frissonnai. Il fut temps de rentrer. Mais avant, j'engloutis par morceaux un large chapeau rouge que j'avais pris avec moi. Titubant sur l'herbe, trébuchant sur les pierres, je me rappelai d'aller chercher du bois. Quelques temps plus tard, les petits fagôts craquèrent sous mes doigts au rythme de l'Allegro, tandis que ma vision se troublait encore davantage. Je restai un instant, hypnotisé par les graviers.

"Curieux musiciens ! ont-ils un train à prendre pour jouer ces concertos avec un tel empressement ? De toute façon, l'heure est aux sonates."




Sonate en trio en mi bémol majeur, BWV 525
Sonate en trio en sol majeur, BWV 530


Le premier mouvement tourne en boucle tandis que je m'enfonce dans l'extase.

Merveilleuse cheminée ! Chêne qui vivant m'a ravi, comble-moi de ta mort ! Quarante ans pour vivre et une heure pour brûler. La chaleur est la vie que rend le bois crépitant dans l'âtre. Le rythme des sonates devient obsédant tandis que deux autres grammes d'amanites sont goulûment avalées. La mastication est de moins en moins plaisante, mais toujours aucun effet désagréable. Ce champignon est sûrement l'autre chose que Prométhée a volé aux dieux.



Toccata et fugue en fa majeur, BWV 540
Fugue en sol mineur, BWV 578
Prélude et fugue en la mineur, BWV 543


Des cascades de notes me tombaient dessus, me paralysaient, tandis que mon esprit s'élevait vers les contrées célestes du contrepoint.

Je ne parvins à saisir aucune mélodie, plus je tentais d'en concevoir une dans mon esprit, plus elle se désagrégeait sans que je pusse la suivre. Elle s'échappait comme un filet d'eau qu'on tenterait d'attraper entre ses doigts.

Pourtant, toutes les mélodies étaient là. De celle qui s'échappa de la première flûte en os jusqu'au dernier soupir musical de l'humanité.




Fantaisie et fugue en la mineur, BWV 561
Prélude et fugue en sol majeur, BWV 550


Je m'arrachai de ma torpeur extra-lucide pour aller chercher les quelques morceaux restants d'amanite, plus euphorique que jamais. Mon sens de la proprioception (capacité à percevoir ses membres dans l'espace sans les voir) s'était considérablement amélioré ou, du moins, j'y étais beaucoup plus attentif, peut-être dû à la vision en tunnel. Ma main gauche remplit un verre d'eau tandis que la droite préparait le pain, tout en ouvrant des placards avec mes pieds.

Le Kapellmeister de Leipzig ne compose pas avec des notes mais avec des mélodies. En voilà trois puis quatre, non cinq, qui s'entremêlent, s'annoncent tour-à-tour puis se mélangent sans se confondre dans une harmonie toujours parfaite; lorsque l'une d'entre elles devient saillante, elle reste suspendue un instant, cristalline, avant que les autres ne la rattrapent puis la réabsorbent, sans jamais la faire taire.

Les fugues jouent en boucle dans un simulacre répété de la Création. Cette musique n'est pas "belle", au sens de cette beauté humaine, trop humaine, qui nous fait dire "Quel talent ! Quel artiste !". Elle EST, simplement. Immuable et pure, ce sont les trompettes des anges qui résonnent ici-bas. Soli Deo Gloria.

Voilà la plus éclatante preuve que la véritable Unité est l'union des contraires, la coïncidence des opposés. C'est la magie du contrepoint. De l'Unité à la multiplicité puis de la multiplicité à l'Unité, les deux mouvements fondamentaux de la respiration du monde qui s'achèvent toujours, chez Bach, par cet accord majeur ascendant. Que peut-on écouter après ça ? Tout paraîtra si terne, si... inachevé.

Après cette session de métaphysique sonore, j'allumai une cigarette roulée avec plus de soin qu'un joint après des mois d'abstinence. Le tabac eut un goût délicieux d'amanites fumées, je me demandai même pendant une fraction de seconde si je n'avais pas glisser une peau de champignon dedans. Je me délectai de l'épaisse fumée qui traversait mon corps tout entier avec, toujours, l'impression de planer au-dessus des choses et des hommes.




Passacaille en do mineur, BWV 582

Basses terrifiantes, thème lancinant de l'Apocalypse à venir. Ce qui avait commencé comme une fine pluie de mai finit comme un orage de septembre.

La musique s'arrêta. Là-haut, dans la noirceur froide du ciel, une étoile que je crus appartenir à la constellation du Cygne semblait, immuable et sévère, me dire :

"Insensé ! Ignores-tu donc que la vraie sagesse est silencieuse ?"



___





Le lendemain fut une merveilleuse journée, comme toujours avec les amanites: plénitude physique et mentale.

Dehors, il pleut. Tant mieux. Je n'aurai pas de scrupules à rester dans mon lit.

Catégorie : Trip Report - 12 décembre 2023 à  21:46

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Texte mis dans les morceaux choisis de Psychoactif. (pierre)
 
Miam zz



Commentaires
#1 Posté par : zizitaupe_meilleure_bande 20 décembre 2023 à  21:52
C’est très beau ton texte. Jolies descriptions de contrepoint. Moi j’ai toujours entendu la musique de clavier de Bach comme ça: Ce sont des serpents qui se tordent, toutes ces lignes, et quand l’oreille arrive à en choper un par la queue, il se retourne pour cligner des yeux avant de se perdre de nouveau parmi ses congénères.

Est-ce que tu écoute souvent cette musique? Perso j’ai des voyages psychédéliques lors desquels je n’écoute que de Bach du début jusque la fin, et rarement je fait un voyage sans écouter une ou deux de ses pièces: les concerti brandenbourgeois, concerti avec soliste, les cantatas, l’art de la fugue, l’offrande musicale, les sonates, et surtout la messe en si que je pourrais écouter tout les jours de ma vie sans m’en lasser. J’écoute moins les pièces pour clavier seul (et je ne connais pas toutes celles que tu mentionne ci dessus) mais j’adore aussi (et j’aime bien en jouer, mal, mais on fait ce qu’on peut). Évidement. C’est Bach. C’est parfait.

 
#2 Posté par : Back_to_Bach 22 décembre 2023 à  10:59

zizitaupe_meilleure_bande a écrit

Est-ce que tu écoute souvent cette musique? Perso j’ai des voyages psychédéliques lors desquels je n’écoute que de Bach du début jusque la fin, et rarement je fait un voyage sans écouter une ou deux de ses pièces: les concerti brandenbourgeois, concerti avec soliste, les cantatas, l’art de la fugue, l’offrande musicale, les sonates, et surtout la messe en si que je pourrais écouter tout les jours de ma vie sans m’en lasser. J’écoute moins les pièces pour clavier seul (et je ne connais pas toutes celles que tu mentionne ci dessus) mais j’adore aussi (et j’aime bien en jouer, mal, mais on fait ce qu’on peut). Évidement. C’est Bach. C’est parfait.

Comme le suggère mon pseudo, j'écoute assez souvent oui, les pièces pour clavier seules sont mes préférées. Ce qui est génial avec Bach, c'est que ça se bonifie avec les écoutes, impossible de s'en lasser. On apprend à aimer des morceaux jusqu'à ne plus pouvoir s'en passer.

Content de voir un autre amateur du contrepoint psychédélique ! Lors de mes voyages, j'ai parfois l'impression de les redécouvrir, quand bien même je les écoute déjà tous les jours. Et il m'arrive aussi de n'écouter que ça lors d'un trip, quelle extase !


 
#3 Posté par : www bob l'éponge 01 janvier 2024 à  19:49
La musique est également fondamentale pour moi, encore plus en voyage.
Comme je devrait repartir vendredi, j'essayerai Bach.

Merci pour la description, c'était très agréable à lire.

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