Salut! Cet entretien, en accès gratuit, est intéressant sur les tendances actuelles, et pour la énième fois la constatation suivante: l'inefficacité de la politique répressive de l'Etat français, s'accompagne d'un haut niveau de consommation de drogues illégales, comparé aux autres pays européens. Je mets le lien vers l'entretien avec la sociologue Marie Jauffret-Roustide et l'entretien dans sa totalité.
https://www.franceinfo.fr/societe/drogu … 70194.html"Selon une récente étude de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives, la valeur du marché des drogues a presque triplé en France entre 2010 et 2023. Franceinfo a demandé à la sociologue Marie Jauffret-Roustide son éclairage sur ce phénomène.
Le sujet du narcotrafic est omniprésent ces derniers mois en France. L'assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille a notamment mis en lumière le niveau de violence déployé par les trafiquants. Dans le même temps, une note de l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, publiée lundi 8 décembre, révèle que la valeur du marché des drogues a presque triplé entre 2010 et 2023. Le
cannabis et la
cocaïne occupent 90% du chiffre d'affaires total.
Pour comprendre ces différents phénomènes, franceinfo s'est tourné vers Marie Jauffret-Roustide, sociologue et politiste, directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm).
Franceinfo : En moins de quinze ans, le chiffre d'affaires des drogues illicites a presque triplé, selon l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives. Comment expliquer cette explosion du trafic ?
Marie Jauffret-Roustide : Les études montrent que l'offre a considérablement augmenté. La production a quadruplé ces quinze dernières années en Colombie, principal pays producteur en Amérique du Sud. Il y a également une augmentation très importante de l'accessibilité, avec une "ubérisation" des produits depuis la période Covid. Avant, les consommateurs devaient se rendre le plus souvent sur des points de deal pour acheter, alors que maintenant les gens peuvent se faire livrer à domicile. Dans le même temps, on observe une baisse des prix, notamment de la
cocaïne. Et le produit étant de plus en plus pur, il s'écoule plus facilement.
Les trafiquants de drogue ont également le sens du marketing et plus ils s'enrichissent, plus ils améliorent leurs techniques. L'acheminement des drogues depuis l'Amérique du Sud passe par des moyens de plus en plus sophistiqués pour échapper à la vigilance de la police. Il y a aussi le phénomène inquiétant de la corruption(Nouvelle fenêtre), qui touche désormais plusieurs pays européens. Elle vise certains dockers, policiers, surveillants pénitentiaires... Parfois, les agents sont tentés de gagner de l'argent facilement, mais il y a aussi de l'intimidation, avec des agents qui peuvent être menacés.
La France n'est donc pas la seule concernée par le phénomène ?
Le chiffre d'affaires du trafic de drogue augmente au niveau mondial. L'offre a beaucoup augmenté dans notre pays, mais toute l'Europe est concernée. Selon les dernières données(Nouvelle fenêtre) de l'Agence de l'Union européenne sur les drogues, la France se situe en septième position pour la consommation de
cocaïne, sur une trentaine de pays. Les trafiquants se tournent vers l'Europe, car le marché américain est relativement saturé. On parle beaucoup de la crise des overdoses
opioïdes aux Etats-Unis, mais la
cocaïne peut être contaminée par du
fentanyl et être impliquée dans ces décès.
Juste une remarque méthodologique concernant les différentes études : travailler sur les pratiques illégales est toujours compliqué. Dans un contexte de prohibition, il est plus difficile de répondre à une enquête qui porte sur vos usages de drogues qu'à un sondage sur votre consommation de nourriture ou de lessive.
Il y a une augmentation de l'offre, mais quel est le rôle joué par la demande des consommateurs ?
Il y a un terreau qui favorise la demande. La littérature scientifique montre que dans les périodes de crise, d'instabilité économique et géopolitique, on observe une augmentation de la consommation de drogues. On peut y avoir recours pour différentes raisons. Dans certains cas pour expérimenter, faire la fête ou avoir l'impression de performer au travail. Mais vous avez aussi des gens qui consomment parce qu'ils se sentent mal, anxieux. Les drogues peuvent être utilisées comme une béquille psychique.
Existe-t-il des exemples concrets ?
Les études quantitatives se sont développées en France à partir des années 1990, c'est la raison pour laquelle, quand on estime les tendances, on parle des trente dernières années. Sur cette période, on a des études qui montrent par exemple une augmentation très importante de la consommation de drogues en Grèce, lors de la crise de la dette à partir de 2009. Et lors de ces crises, non seulement la consommation de substances tend à augmenter, mais en plus l'Etat n'a plus les moyens de financer les centres de soins et de
réduction des risques, et cela fait exploser encore plus l'usage et les addictions. C'est un cercle vicieux.
Par ailleurs, les conduites addictives sont favorisées chez les personnes qui ont des trajectoires de vulnérabilité. Les personnes en situation d'addiction que je rencontre lors de mes recherches ont souvent connu des environnements de vie défavorables pour leur santé : violence familiale, isolement, perte de revenus, précarité sociale... Dans les périodes de crise économique, où les inégalités sociales augmentent, ce type de problèmes augmente.
Comment expliquer la hausse importante de la consommation de
cocaïne en France ?
Cette drogue est de plus en plus accessible. Mais il y a aussi le fait que nous sommes dans une société capitaliste de la performance, avec des patrons qui en demandent parfois toujours plus. On a des personnes soumises à des cadences importantes qui vont prendre de la
cocaïne pour tenir. Dans les études que je mène, les métiers en horaires décalés sont particulièrement concernés, mais on trouve aussi les métiers de la mer, les soignants, les métiers de la restauration, le bâtiment, les journalistes, les universitaires... Il y a une responsabilité de l'Etat et des employeurs à ne pas créer des environnements favorables pour leurs salariés.
Il y a aussi les usages de drogue en milieu festif, avec une accessibilité et une diversité des substances. On a parfois des personnes qui ne se sentent pas très à l'aise avec les autres, un peu timides, qui vont prendre des drogues pour avoir l'impression de sociabiliser plus facilement, ce qu'on observe aussi avec l'
alcool. Enfin, des travaux sociologiques dans les années 1990 ont montré que dans nos sociétés actuelles, nous sommes soumis à des injonctions à l'autonomie de plus en plus importantes. Cela peut être difficile pour une partie des gens, qui vont utiliser les drogues pour compenser. Les drogues ont toujours existé, mais dans les sociétés actuelles où les liens sociaux et familiaux se délitent, avec un isolement et un mal-être qui se diffusent, il y a un terreau pour les addictions.
Que sait-on des profils des consommateurs français de drogues illicites ?
Il n'y a pas de profil type, mais des tendances qui se dessinent. Il y a plus d'hommes chez les consommateurs, même si les différences de genre tendent à s'estomper au fil du temps, car les normes de genre sont moins fortes dans les nouvelles générations. En revanche, on voit des consommations de substances sur tous les territoires, tant en milieu urbain qu'en milieu rural, en lien avec l'accessibilité. La baisse du prix, notamment pour la
cocaïne, fait que ce n'est plus une drogue de riche. Elle est utilisée dans tous les milieux sociaux.
Enfin, ce sont en majorité des personnes âgées de 18 à 35 ans. Il est intéressant de noter une baisse de la consommation chez les plus jeunes. Sur les adolescents âgés de 16 ans, l'enquête EnClass(Nouvelle fenêtre) montre que la consommation de
cannabis a été divisée par trois ces dix dernières années. On constate également une détérioration de leur santé mentale. Chez les plus de 55 ans, on a à l'inverse une augmentation de la consommation de
cannabis, qui peut être utilisé à des fins thérapeutiques.
Emmanuel Macron et son gouvernement accusent régulièrement les consommateurs d'être "complices des réseaux de criminalité organisée". Cette approche vous semble-t-elle pertinente ?
Ces éléments de communication laissent supposer que les consommateurs de drogues sont systématiquement libres de choisir, alors que les études montrent que 10% de la population se trouve dans une situation de dépendance, qui donne lieu au plus grand nombre d'achats de drogues qui alimentent le marché. Il faut donc aider les personnes à sortir de la dépendance. Ensuite, pour les premières consommations, les jeunes par exemple, il peut y avoir le fait de ne pas être à l'aise en groupe ou de subir la pression des pairs. Est-ce qu'on peut vraiment parler de choix ? C'est compliqué. Enfin, vous avez toutes les personnes qui consomment des drogues pour des raisons thérapeutiques.
Ces discours tendent aussi à éviter de parler de la responsabilité de l'Etat dans les violences liées au trafic. Plutôt que d'accuser les "bobos" consommateurs(Nouvelle fenêtre), je trouve plus important de mettre en lumière le fait que les quartiers populaires sont les principales victimes du trafic de drogue. Les familles sont soumises à la peur ou sont intimidées, on l'a vu récemment avec l'assassinat de Mehdi Kessaci à Marseille. Le trafic a pu se développer dans les quartiers parce qu'ils ont été délaissés par l'Etat. On parle beaucoup des jeunes embauchés dans les filières de trafic, mais quand on les interroge, ils disent que, s'ils avaient le choix, ils préféreraient être journalistes, médecins, chercheurs, plutôt que de faire le guet pour des trafiquants.
Que nous dit la littérature scientifique sur l'impact des politiques de répression sur la consommation de drogue ?
Les pays qui ont renforcé la prohibition ne font pas baisser la consommation de substances. Les recherches montrent que la répression stigmatise les consommateurs et les éloigne des soins. En Suède (qui est, avec la France, l'un des pays les plus répressifs d'Europe), une étude montre que dans les périodes où la répression a augmenté, les résultats du pays en matière de consommation et de santé des usagers étaient moins bons que ceux de ses voisins nordiques. Et en Russie, un pays extrêmement répressif, le taux de contamination par le VIH a explosé chez les usagers de drogue.
Réprimer le trafic reste important, mais la répression de la consommation n'a que des effets négatifs et délétères. Ce qui joue dans le niveau de consommation d'un pays, c'est moins le type de politique choisie que l'accessibilité perçue du produit. La France a l'un des niveaux de consommation de drogues les plus importants en Europe chez les adultes, alors qu'elle a une des politiques les plus répressives, car il y a une accessibilité perçue très importante du produit. A l'inverse, le Portugal, seul pays d'Europe qui a décriminalisé l'usage de toutes les drogues depuis 2001, présente des niveaux de consommation beaucoup plus faibles.
Quelle place est accordée en France à la prévention face aux conduites addictives ?
Actuellement, dans les médias et dans l'espace politique, on laisse plus de place à des discours prônant la répression que la prévention. Pourtant, sur le terrain, la France a une politique sanitaire forte : contrairement à des pays comme les Etats-Unis, l'Etat français investit de l'argent sur la prévention et le soin. On a par exemple des programmes de prévention à destination des jeunes(Nouvelle fenêtre) pour développer leurs compétences psychosociales, afin de prévenir les consommations à risque de substances. On a également un dispositif de centres de traitement des addictions et de
réduction des risques, des lieux anonymes et gratuits, très performants. Il faut saluer le travail réalisé par les professionnels dans ces centres, et il est important de le rappeler, dans une période d'austérité budgétaire, afin de ne pas diminuer les budgets.
En revanche, à cause d'une vision très moraliste des drogues, les Haltes soins addictions [appelées de manière impropre "salles de shoot"] font face à des blocages politiques importants, alors qu'en 2021, mon équipe de recherche et d'autres à l'Inserm ont montré que ces lieux avaient un intérêt pour la santé(Nouvelle fenêtre) et la sécurité publique. Il en existe une à Paris et une à Strasbourg, mais il en faudrait plus dans la capitale et dans d'autres villes.
Sur la prévention, il est important d'investir de l'argent également. L'Islande est un exemple intéressant. C'était l'un des pays, il y a une vingtaine d'années, avec l'un des niveaux de consommation chez les jeunes les plus élevés d'Europe. Les autorités ont choisi d'investir dans les environnements favorables, c'est-à-dire qu'elles ont donné de l'argent aux familles islandaises pour des activités culturelles et sportives, au lieu de renforcer la prohibition. Avec cette politique volontariste, elles ont fait baisser considérablement la consommation de substances, au point de proposer aujourd'hui à d'autres pays leur modèle, The Icelandic Prevention Model(Nouvelle fenêtre)."