Francfort

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Chinaski
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Inscrit le 30 Nov 2008
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Le vent se lève au large, tandis que le soleil gît au firmament, astre déchu aux effluves de chaleur mourantes. Les vagues s'affolent au rythme des bourrasques jusqu'à  former l'ultime tempête qui balaiera notre humanité pervertie. Pluie purificatrice visant à  ensevelir le règne fallacieux du paraître et de la mercantilisation omnipotente, tandis que les accalmies passagères proclament l'indicible avènement du déluge.
C'est au même moment que la ville se réveille, immense squelette gris de béton animé par ses millions de fourmis inutiles. Les néons rougeâtres qui enveloppent le quartier d'une âcre lueur laissent progressivement place aux lumières blanches qui s'allument une à  une, tandis que les bennes à  ordures finissent leurs tournées nocturnes, laissant flotter dans l'air frais du petit matin une vague odeur de putréfaction. Face à  la gare se dressent d'immenses gratte-ciels abritant banques et compagnies d'assurance. On mesure la réussite de l'entreprise à  la hauteur du bâtiment qui l'abrite. Vanité qui engage les hommes et leurs constructions dans une absurde lutte de conquête des hauteurs, tentant d'atteindre un paradis imaginaire aux relents de pouvoir et d'argent. D'autres ont effleuré un autre Éden durant la nuit, avant de le perdre jusqu'au prochain fixe . Fantômes délaissés, ils traînent leur faillite aux pieds des buildings, semant petits bouts de cartons, seringues usagées, cuillers tordues et relents de mort prématurée. Si bien qu'au petit matin, le jeune cadre accélère le rythme de ses pas lorsqu'il s'apprête à  rejoindre son lieu de travail, tentant d'échapper à  ces visions d'horreur et aux hurlements incompréhensibles de ces silhouettes qui gisent aux pieds des bâtiments, la chair parfois à  vif à  force de se piquer. Plus loin, sur le trottoir, on peut apercevoir trois individus en train de fumer leur pipe à  crack, tandis que les lueurs stroboscopiques d'un gyrophare se perdent dans la nuit fuyante. Quelques touristes japonais, passablement apeurés, s'aventurent hors de la gare pour tenter de rejoindre leur hôtel, tandis qu'une pute descend d'une voiture. Sa journée se termine, tout comme celle de ces autres êtres en déroute, qui disparaissent progressivement des rues, se terrent ou s'activent à  préparer leur prochaine nuit, qui, si tout va bien ressemblera à  la précédente. Ou alors ce sera le manque et ses ténèbres autrement plus sombres...
Tandis que les junkies disparaissent progressivement des rues, la relève s'active, à  la manière des trois-huit. C'est au tour des nombreux employés et cadres d'entamer leur journée désormais. Par milliers, ils se pressent aux pieds des immenses bâtiments, se croisent et s'entrecroisent au gré des escalators, des corridors, des bureaux. Leurs pas sont rapides et assurés, la finance ne pardonne pas les hésitations. Et puis, mieux vaut rejoindre rapidement le microcosme de leur gratte-ciel, oublier ces silhouettes nocturnes d'un autre monde. Si seulement tout pouvait être parfaitement réglé, ils n'auraient alors à  croiser cette misère trop visible, trop gênante, ces retardataires de la nuit, relents de faillite qui les ramènent à  une réalité autre que celle de la bourse. Mais qu'importe, on oublie vite après tout. Surtout qu'au contraire de ces vampires déchus, l'avenir leur appartient. Comment en douter, alors même que la griserie engendrée par la fulgurante montée de l'ascenseur augure d'une ascension carriérale tout aussi rapide. Car du haut de ces bâtiments, on dirige le monde, ou alors on espère le faire. Au pire, on gagne juste beaucoup d'argent...
Le crépuscule tombe désormais sur la ville. Encore lointaine et anémique à  l'aube, la pluie s'abat désormais en rafale sur les immenses tours élancées, sur les trottoirs, immergeant graduellement la cité qui se liquéfie peu à  peu. Et tandis que le déluge se profile, les éclairs semblent s'acharner à  vouloir toucher les antennes des gratte-ciels, monstres de béton et de verre soudain moins imposants, moins assurés. L'eau monte et monte encore...
Accompagnés par les rires machiavéliques des junkies qui comme par miracle semblent insubmersibles et se contentent de se laisser flotter à  la surface, les employés se noient, emportés par les torrents qui traversent la ville. Les attachés-cases voguent par milliers à  la surface, tandis que les hurlements des futurs noyés, vite étouffés par les trombes d'eau, se multiplient. Des radeaux improvisés sillonnent cet océan nouvellement formé. A leur bord, les rescapés jettent des regards diaboliques aux travailleurs qui se noient, profitant d'un instant de répit entre deux shoots pour faire couler un cadre apeuré qui tente de s'agripper au bateau, lui faisant lâcher prise d'un coup de piquouse. Un squelette frénétique assomme le directeur de la Deutsche Bank avec sa pipe à  crack, celui-ci découvre la crise, la vraie. D'autres rescapés s'amusent à  l'aide de leur cuillères à  limer les mains de ceux qui s'agrippent à  l'immense Arche sur laquelle ils naviguent désormais. Toutes les espèces de junkies y sont représentés: un fumeur de joint plaque quelques accords de guitare tandis qu'un alcoolique tente de lui arracher son instrument des mains. Un peu plus loin, une pute héroïnomane s'essaye au crack sous le regard bienveillant d'un vieillard de 25 ans qui n'a plus de dents. Défoncé au LSD, un ancien hippie tente d'escalader le mât de l'Arche. Il glisse une première fois, une deuxième, puis chute finalement sur le pont du navire. Bruit sourd, flaque de sang, dernier râle. Pris d'un fou rire, quelques ados sous champis observent le cadavre. A l'arrière de l'embarcation, un cocaïnomane explique à  ses congénères que c'est lui qui a bâti l'Arche en quelques heures seulement, ayant senti venir l'Apocalypse. Un teufeur sous amphets lui file une claque, coups de poings, baston générale...
La grande Marée amorce alors son retrait: peu à  peu, la ville refait surface. Surgissent d'abord les longues antennes perchées en haut des grattes-ciels, puis les bâtiments qui les portent, et progressivement les flots se retirent. Les frontières de la ville dessinent alors les contours d'une île perdue au milieu du grand Océan. Une terre désormais jonchée de cadavres aux costumes mouillés, dépouilles putrescentes d'une époque révolue, auxquelles s'ajoutent celles presques aussi inertes des silhouettes descendues de l'Arche, morts-vivants parmi les charognes, fantômes parmi les esprits, trépassés de la vie parmi les nécrosés.
Avant que l'île ne sombre peu après dans les tréfonds d'un Océan rédempteur ensevelissant définitivement les restes du marasme humain...

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behrthram
.
Inscrit le 21 Nov 2007
5989 messages
salut chinaski

pour un premier post tu fais fort, c'est bien ecris... mais tu sais ici la regle c'est de temoigner de son experience... bienvenue sur le forum.

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bighorsse femme
Banni
Inscrit le 19 Mar 2007
8506 messages
de belles qualités littéraires! bienvenue à  toi!

l angoisse est le vertige de la liberté

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Chris
PsychoHead
Inscrit le 14 Feb 2008
1138 messages
Trés joli texte effectivement malgré l' heure tardive j' ai tout lu et été captivé du début à  la fin
Bienvenue à  toi également Chinaski ...

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xetubus homme
Adhérent PsychoACTIF
Inscrit le 15 Nov 2007
1831 messages
salut bukowski et bienvenue, euh Chinaski, ... :) oui ton texte est terriblement oppressant, mais un talent certain le rend irresistible.
j'imagine bien la page du jour "sain"qui vient remplacer celle de la nuit glauque des epaves de toutes sortes, la ville la nuit ... putain que flip !!
heureusement les usagers de drogues ou du moins une grande partie, "se la fait" au chaud à  la maison, devant un film ou en ecoutant un bon slam.
Mais c'est vrai aussi qu'il doit rester quelques malheureux qui n'ont pas cette chance et qui font ça dans le ruisseau, pres des bennes à  ordures.
Ceux là  que tu depeints si bien, je les plains et je voudrais qu'il n'y en ai plus et que tous soient plus heureux.

"Le monde ne sera pas detruit par ceux
qui font le mal, mais par ceux qui les
regardent sans rien faire" - Albert Einstein.

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Eva Brown Sugar
Psycho sénior
Inscrit le 18 Nov 2007
587 messages

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sativa67 homme
Banni
Inscrit le 13 Apr 2007
2474 messages
mdr jumba ...

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Chris
PsychoHead
Inscrit le 14 Feb 2008
1138 messages
lol papajumba lol j' ai écouté les morceaux et j' aime bien "Un petit caméléon" :)

Dernière modification par Chris (01 décembre 2009 à  11:57)

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Chinaski
Nouveau membre
Inscrit le 30 Nov 2008
2 messages
@ Xetubus

Quand j'avais passé quelques jours d'un été il y a quelques années à  Francfort, les nuits ressemblaient réellement à  ça, une "scène ouverte" quoi. Après il est vrai que dans ce quartier de la gare, le jour aussi ça consommait bien sûr, mais de manière moins apparente et la place était laissé aux banquiers.

@ Eva Brown Sugar

Pour mon pseudo, pas de rapport avec le groupe non, mais plutôt avec Bukowski dont il était l'alter ego dans ses bouquins.

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fanfan
Nouveau Psycho
Inscrit le 23 Oct 2008
172 messages
Bienvenue chinaski,
Ton post est très prenant et gavé de talent. J'espère que nous aurons la chance de te connaître
un peu plus très bientôt. Amicalement Fan.

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bighorsse femme
Banni
Inscrit le 19 Mar 2007
8506 messages
merci eva j'ai ainsi découvert ce groupe ;j'aime bien!

l angoisse est le vertige de la liberté

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