Ladepeche.fr : Le boom de l'héroïne"

Les kits d'injection, contre la propagation du VIH ou de l'hépatite, donnent une idée de la consommation. /Photo DDM/P.C.

Sur la table basse devant la télé, deux capsules entre le café et le bâtonnet d'encens fumant lentement. «Ce sont mes antidépresseurs» précise Pierre, avant d'aller chercher sa méthadone. Il vient de rentrer du travail. Se pose. Aimerait bien pouvoir bientôt «se passer des cachets». Mais a compris que sa guérison prendrait du temps. Un an et demi qu'il est en traitement. Et il a à  peine 20 ans.

Comment cela a-t-il commencé ? «J'avais 16 ans, c'était lors d'une soirée. Ce type est arrivé, une nouvelle rencontre. Il avait la trentaine environ. Lui était "dedans" depuis longtemps. Il a voulu faire essayer à  tout le monde. Il a déplié le papier, versé le contenu sur un boîtier de CD, préparé des lignes assez grosses avec des pailles. Et il m'a dit "ça va rien te faire, c'est bon." J'étais jeune et bête. On est devenu très amis» se souvient Pierre.

Pierre ? Pas le gosse qu'on aurait pensé croiser un jour dans l'héroïne. Certes, en rupture scolaire à  l'époque. Mais famille solide. «J'avais aucun problème avec mes parents, juste envie de m'amuser» confirme-t-il en écho. Et pour ça «j'avais déjà  touché à  presque tout: shit, LSD, amphets, coke, dathura» liste-t-il, posément. L'héroïne ? «Je ne voulais pas». Mais tragique croyance du moment: on ne craint rien, n'est-ce pas, tant qu'on sniffe. ..

«Mais je suis rapidement passé à  2 grammes par jour. C'était 30 à  40€ le gramme, à  l'époque . J'avais des économies, je bossais un peu. Et pour mes 18 ans, je suis passé à  la seringue. J'avais regardé des junkies s'injecter. C'était pas difficile. Seulement quand on n'a plus de sous, on ne trouve plus d'autre solution que le deal. Une fois en Espagne, on avale la capote pleine du produit et on la revomit ici. C'est glauque, dangereux. Deux ou trois mois après mon premier shoot, j'ai fait un début d'overdose. C'est là  que j'ai décidé d'arrêter. Le problème, c'est qu'à  Tarbes, ça se trouve partout. J'ai fait une rechute. Le médecin m'a même conseillé de changer de ville. Mais maintenant, je ne vois plus personne et je me tiens à  mon boulot» conclut-il. Jetant la seringue qu'il n'avait gardée que pour la photo. Façon de tirer un trait de plus, sur ce passé.

P.C.

«Il m'a dit "ça va rien te faire, c'est bon"...»

Il suffit de passer la frontière. D'un coup de voiture on est à  Barcelone, Bilbao, Lerida. Pour peu qu'on négocie une bonne petite quantité, l'héroïne y est à  8 € le gramme, « à  partir de 7 000 € le kilo, même avant de se retrouver à  40/50 € au détail à  Toulouse, Tarbes ou dans les stations de sport d'hiver » précise l'usager pour lequel le « képa » de « brown » est disponible d'un clin d'œil « partout ».

« Mal être général, crainte pour l'avenir, perte de repères, échappatoire »… la liste revient alors, toujours la même, pour expliquer le retour en force de la poudre anesthésiante. Mais « avec 4 millions d'usagers réguliers, la France est aussi le premier consommateur de médicaments psychotropes au monde : quand les parents ne vont pas bien, il ne faut pas s'étonner que les enfants soient mal aussi » rappelle un professionnel de la prévention.

4000 « personnes à  problèmes avec les produits hors cannabis » recensées à  Toulouse ; 370 toxicomanes accueillis à  Tarbes, au Centre d'Accueil et de Soins des Addictions (CASA)… «Le problème, c'est qu'on constate un rajeunissement des consommateurs » note pour sa part Denis Escots, directeur de la structure.

Tous trafiquants

Et de poursuivre : « On voit arriver des gamins de 20 ans avec déjà  5 ou 6 ans de consommation, dont certains ont commencé directement au "subu", produit de substitution, tandis que d'autres sont passés à  l'héroïne parce qu'ils ne supportaient pas l'alcool. Le plus grave, comparé aux « vieux » toxicos, c'est qu'ils n'ont alors pas la maturité suffisante pour réfléchir sur leur avenir alors qu'ils ont construit toute leur courte vie autour du « produit »» constate-t-il. Témoin d'un monde où l'ado côtoie le saisonnier économiquement et socialement fragilisé et les milieux de l'errance.

Usagers révélateurs d'un nouveau paysage également observé par les policiers, les magistrats. Le gros trafiquant avec son réseau de dealers, sa clientèle de junkies qui se piquent ? Has been. Par contre… coke, héro : les toxicos adaptent désormais leur « sniff » à  la nécessité du moment et font leurs courses en fonction (lire ci-dessus). Nouvelle fourmi défoncée de la « mondialisation » du "bordel afghan", chacun devient alors son propre trafiquant, à  coups de 15-20 g, en « transport corporel », comme on dit pudiquement.

Tarbes, ville de garnison. Le constat de cet officier habitué de l'Afghanistan est alors simple. « Les Américains ne peuvent pas se mettre le feu partout. Ils préfèrent ménager leurs « alliés » afghans et pakistanais » conclut-il. L'opium rapportant près de 4 milliards de dollars par an aux chefs de guerre. Les hippies à  Kaboul, c'était vraiment il y a 40 ans. Depuis ? « Le vocabulaire même de la défonce est devenu révélateur de violence. Autrefois, on "planait". Aujourd'hui les jeunes se "cassent la tête "» fait remarquer H., ancien routard. Consterné…

P.C.

«La consommation a évolué»

Constatez-vous une augmentation de la consommation chez les jeunes ?

Oui. Cela est indéniable. Depuis quelques années, l'héroïne regagne du terrain chez les jeunes. A la différence des années 1980, ce ne sont pas seulement des jeunes marginalisés mais surtout des étudiants, des gens bien insérés qui sont touchés.

Ce fléau ne touche-t-il que les jeunes des villes ?

Non. Dans les campagnes aussi il y a une réelle percée de cette toxicomanie. En effet, il est de plus en plus facile de s'en procurer , notamment grâce la production afghane.

Le mode de consommation est-il le même que dans les années 1980 ?

On se pique beaucoup moins aujourd'hui. On inhale surtout. Pour preuve, la chute de la propagation du Sida et de l'hépatite dans cette population. Beaucoup prennent de l'héroïne après avoir consommé des drogues qui « boostent », comme la cocaïne et l'ecstasy.

Recueilli par Guillaume Atchouel

Le chiffre : 50

euros> le gramme. C'est le prix moyen au détail de l'héroïne qui peut baisser jusqu'à  30€. La coke se négocie 65/70€. L'opium a rapporté 3,4 milliards de dollars aux trafiquants afghans en 2009 dont 400 M$ aux talibans, selon le Département d'état américain.

Dans les campagnes aussi il y a une réelle percée de cette toxicomanie. Il est de plus en plus facile de s'en procurer» Francis Saint-Dizier, médecin addictologue.