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Extrait de "MétaPhrén" (2017-2020) ~ Le sacrifice 



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[...]

Je lui tends les trois capsules piratées. Laaw fait non de la tête.

– Ce n’est pas ce qui est prévu. C’est toi qui as la charge de ces trucs. Moi j’suis là pour t’encadrer.
– Vous me soulez les AFT avec votre management de merde. Laisse-moi en placer une, tu vas m’écouter maintenant. Un truc va mal tourner, ne remet pas en question ce fait. Je te demande, pour le plan/collectif, de prendre ces foutus DDP. Prends-les. S’il te plaît.

Il y a des regards qui ne trompent pas. Elle semble troublée par ce sens bizarre du sacrifice. Peut-être que là, elle me trouve passablement attirant ; mais la barrière mentale qu’elle a déjà instituée entre elle et moi dès notre premier échange d’ondes, peut se fissurer, ce qui pourrait me rendre bien plus que passable. Je pense que Laaw aime cette barrière. Elle accepte en haussant les épaules, met les appareils dans son sac à lanière tout en bifurquant mon regard. Elle murmure, un peu contrariée : 

– Dorset va nous mener dehors, en vie et entiers.
– Oui ça c’est lui qui le dit. Il va nous mener dehors, peut-être. Mais en tiers et dans une brouette.

Un remix hi-pop en fond-sonore s'envole à travers le corridor. Un corridor qui se révèle être une fourmilière géante en pleine révolution journalière ; des ectholos très sophistiqués, nets et parfaitement ombrés. Se frayant un chemin dans ce microcosme devenu monde des mondes, nous nous sentons tous trois hyper imperceptibles, parmi des colonnettes tissées de lianes et de tiges illimitées, de floraisons qui pourraient couvrir de long en large deux Colisées, de débris caillouteux et de topazes se faisant monts rocheux micaschistes, recouvrant une terre faite de gorges glaiseuses, animée par d'innombrables mouvements d'êtres vivants en images de synthèse multidimensionnelles, reproduits au détail près.

– Dis-toi que l'univers connu représente Diagon-II, me dit Laaw malgré elle. Et bien notre groupe local d'amas galactiques lui serait une mini puce de télécard posée au cœur de son centre-ville. C'est un truc qui m'a fait frissonner quand je l'ai lu. Mais j'ai appris en fait que l’univers est blindé d’illusions d’optiques. Tu as entendu parler des récupérations de Pans que les Hauts-Fonctionnaires de la 2nd ont dissimulé au MémoSénat ? C’est le Rouge-ray qui a obtenu l’info, j’ai eu le temps de l’étudier… 

Laaw ne poursuit pas et me regarde. Elle sent bien que son racontage ne m’enthousiasme pas des masses. Effort louable que d’essayer de mener la tornade d’inquiétude qu’on partage tous deux vers un lac de tranquillité, mais je m’en contrefiche pas mal des signaux de retraités Atlantes résidants sur Orion, ces trucs que personne ne pige depuis six décennies autant que les découvertes archéologiques bidonnes des miroirs géants, je crois que les humains ont d’autres chats à fouetter plutôt que de tendre l’oreille vers les murmures célestes. Et je n’ai jamais cru aux rencontres rapprochées avec des Aliens ; pourtant cette thématique est l’emblème de toute notre époque. Mais c’est de la masturbation de poètes et pas le genre d’infos qui me fait désamorcer ce semblant de crainte qui monte en moi crescendo. Crécher in fine dans un clapier à lapin d’une cabine-blanche de Chicago-II, comme on raconte dans les hors-contrées, c’est ça qu’on redoute elle et moi sans en parler. Je le vis mal ce déversement perfide de sueur froide, qui me parcoure l’échine. Je n’avais pas ressenti ça depuis des lustres. Quatre coléoptères éléphantesques, monstrueux, se carapatent après leur sortie impromptue d'une esplanade centrée sur une volumineuse jungle. En frôlant le transport, suivi d'une chenille verte ; du liquide flasque irrigue son passage, le diable est dans les détails. Un ver sort de terre, très lumineux, et vient se confronter au bec de bronze architectonique d'un coq blanc olympien, démesuré. Que d’aventures. Des gouttes de pluie s'abattent au sol tel des largages de bombes H. Le déchaînement sonore combine tout ce que l’antique-nature était en mesure d'allier, en nombre continuel élargissant l'appréciation et les perspectives incalculables. On pourrait croire que ces structurations terrestres zoomées puissance mille ne trouvent aucune limite. La route compte évidement le long du déroulement des centaines d'écrans-bulles, délivrant bon nombre de popups sur panneaux amovibles. Dorset communique à son poignet sa position actuelle. La voix de son correspondant l'enjoint de ne pas se rendre à la sortie nord du complexe avant de terminer par « on arrive ».
Les herbes plus hautes que des cromlechs se plient sous le passage d'un marcheur en sandales suivi d'un deux roues qui décuple je l’avoue un nombre non négligeable de sensations fortes.
Une énième sirène en ligne de mire gronde à n’en plus finir, se superpose au survol d'un de ces appareils utilisés par les cocons miliciens que l'on nomme dans l'armée régulière trimarans spatiaux. À une vingtaine de mètres sur les longitudes d'accès se compose un barrage où une dizaine de brigadiers, armée de paralyseurs et d’holosphères-tueuses interreliées, se pointe à notre encontre. C’est l’heure du thé je suppose, spécialité de la maison. L'ensemble du décor, avec certaines de ses animations géantes, se congèle. Dorset recommence à décompter en regardant les voies mouvantes des cieux voilés de stratocumulus percés par un vol de libellules disparues. Les brigadiers se positionnent à moins de sept mètres, l'agent gueule.

– Soyez prêts à grimper !

Le trimaran stationne sur moins de dix mètres. Une échelle inamovible en descend. Les Anticorps nous rentrent dedans, comme d’un seul corps au pas de course, mécaniquement. Un jet de paranucléïd distord l’air ambiant et ses décors feutrés de lumières sonores et d’éclairs multicolores. La nausée du flash paralysant nous fait stagner dans un détachement hors du temps. J’en perds le nord, comme l’effet d’un conducteur ivre pris dans un millier de virages en crapahutant son auto-tamponneuse au bord du gouffre. Des projectiles d’holosphères rebondissent, perforent les infopans tourbillonnants de réclames publicistes, d’intenses lumières de néons en surgissent. C’est irréel, et mes yeux restent bien ouverts. S’en suivent d’autres tirs qui ricochent où deux vitrines rosies du panorama éclatent en « cinquante nuances de bris » comme disait souvent Claire. Une poignée de ces bris percutent Laaw, déjà en déséquilibre, et lui entaillent l’épaule. Laaw se recroqueville, s’empare de son tube d’atrids, Dorset se remet sur pieds et surgit à ses côtés. La rafale de fléchettes toxiques qu’il envoie est comme une carte postale envoyée des Enfers. Doux baisers du Démon, la hantise de ma mèt-is. Deux brigadiers s’abattent sur Laaw qui empoigne un barreau de l’échelle solide. Six autres encadrent le tapis lévitant, un tir percute la cuisse de Dorset qui part en dérive et beugle, en pointant son arbalète sur l’holosphère qui le braque. Depuis les années désarmement-planétaire du R.S.T, les arbalètes - pour la plupart confectionnées à la hâte - étaient en cette époque courantes. Vidé de toute expression, l'un des Anticorps à l'armure plus chromée que les autres tacle Laaw de façon machinale, puis comprime sa carotide du coupant de son arme. Dorset l’agrippe en retour, dégage d’un coup franc Laaw qui rattrape l’échelle à gravir. Je me remets sur pieds à l’instant même où je vois la couleur des serflex prêts à l’emploi. En face de moi, la tête qui tourne, mes sens m’échappent, saloperies d’armes hi-tech, je fixe du regard mes agresseurs plus robotisés que jamais et Dorset, plus déter que jamais. Je me dis que tout ce qui doit arriver va arriver. Je sais déjà comment le gorille va conclure la partie. Comme s’il avait entendu mes pensées, celui-ci se retourne et m’enjoins d’un signe clair de la tête à suivre Laaw, qui arpente l’échelle. L’Anticorps face à moi frappe dans le vide, j’esquive son coup en slalomant comme un poivrot près des rails conducteurs, l’Anticorps fait volte-face et ne verra comme dernier visage que le mien ; du bâton électrifié je percute sa tempe casquée de façon si brutale qu’un filet de bave sanguinolée frôle mes yeux. Dorset est alors maîtrisé, matraqué puis cloué au sol, je persiste à percevoir ce qu’il va faire et sachant l’action irrémédiable, à mon tour je m’empare de l’échelle, que j’escalade. Laaw n’est plus qu’à un mètre du vaisseau. Je ne regarde pas en bas, je sais juste ce qui va suivre. Un sourire de condamné… de kamikaze…

Et Laaw achève sa montée, prend bientôt place sur la coque centrale du véhicule, à l’instant où Dorset, bloqué en tenaille, figé dans la souricière, actionne sa ceinture explosive - qui pulvérise l’ensemble du terrain d’images, de sons colorés et la charpie d’Anticorps aux quatre vents. Quant à moi… je suis happé par le blast. Et je lâche prise - pour une chute de quatre mètres.
À bord du vaisseau, Laaw reçoit de plein fouet l’écho de mon regard bien lucide, de non-surprise. Elle reste figée par cet effet, et n’a en retour qu’un sourire amer : elle connait la règle du jeu. Aucun attachement ne lui est permis. Je l’ai déjà dit, pas vrai ? Le trimaran flotte librement avant de s’évaporer des lieux. Je ne sais pas ce que mon associée se dit, ce qu’elle ressent. Elle sait simplement que dans les minutes, les heures ou les jours à venir, ce que je vais vivre, ce que je vais subir ou affronter et que sais-je encore… n’est ni exprimable ni imaginable. Qui tombe entre les crocs des garde-corps du Circuit, doit prier pour une mort rapide. Je m’échoue au sol, mon tibia rafistolé pète encore.
Je suis là, étendu sur les débris épars, où les monceaux de chairs projetés fument et sentent la grillade de porc. Je compresse ma mâchoire, non de désespoir mais de douleur ; sûrement que l’un va avec l’autre. Des éclats de néons fondus entaillent mes joues. Je ne parlerai pas.

Une deuxième cohorte d’Anticorps déboule de je ne sais où, pour machinalement court-circuiter ce triste préambule. Deux jeunes baltringues volontaires, en bérets, chemisettes bleutées et gants noirs, tuyautés de silicium des vertèbres aux oreilles, me fichent à plat ventre. Je compresse tellement mes dents que ma plainte sourde étouffe la contracture brusque de mes poignets, enserrés de serflex acérés. Si acérés que j’imagine déjà l’état de mes mains dans une heure ou plus, aussi blanches qu’un crâne d’œuf sans vie de blind. 

Je ne parlerai jamais.

Je ne crois pas que le trimaran a été pris en chasse. Laaw s’est fait la belle, enfin… je l’espère pour elle. « La vie est belle comme un prisonnier qui s’évade » disait un dicton bien connu des anciens maquis du R.S.T. Mais j’en suis loin là. Très loin. À partir de maintenant les minutes vont s’étendre comme des heures, et les heures vont devenir nuits sans fin. L’autre « expérimentateur » … à partir de là tout était dit… sa seigneurie rencontrée juste avant, contrôle d’une manière claire ou dissimulée les allées et venues du Yocto-Parc. Une sueur froide m’étreint de la plus vicelarde des manières. Si les soupçons qui s’expriment par elles se révèlent justes et concrets, alors ce sera le prélude d’un cauchemar en boucle perpétuelle. Si cet expérimentateur joue effectivement sur plusieurs tableaux, alors je suis lié aux procédures sélectives des collapso-shows ou à bien d’autres saloperies du genre. Comme les expériences clandestines de l’A.R.T, par exemple. Plus un secret pour personne depuis dix ans. Je me racle la gorge, ne préfère pas regarder ni en l’air ni mon tibia déchiqueté, et crache à terre en esquissant un rictus assez particulier. Je la connais aussi la règle du jeu - et plus que quiconque, même par cœur, je le connais son refrain. Issus du Transplant, les jeunes engagés aux valeurs actuelles me redressent à coups de bâtons, me paralysent et me maintiennent debout à coups de talons. Quatre Anticorps armés jusqu’aux dents se la jouent cage d’acier. Arrive alors mains croisées au dos un Exécutant de taille réduite, nonchalant et au sourire affable (c’est une règle impérieuse : plus ils sont petits et pètes-secs, plus ils sont gradés). Il écarte le brigadier posté face à moi et de façon tout aussi détachée, peut-être même naturellement détachée, tapote mon épaule en soupirant :

– Tu t’es jeté dans la gueule d’un vrai cauchemar. C’est dommage.

Je mate le sol. La fumée cramoisie nargue mes pupilles et sature ma toge noire charbonne de son odeur cadavérique. Je mate le sol pour éviter la fusion des élancements douloureux de ma guibolle au regard minable du porte-parole des « hautes-sphères » : la rage l’emporterait - et mon sang froid avec. Les scanners d’intention jamais n’aboutiront à révéler quoique ce soit de moi. Je devais faire partie d’une mise à mort, d’une destruction totale, d’un collapso-show. Ni plus ni moins, pas d’interstices ni de lignes entre ces deux points. Je ferme les yeux. La poussière piquante des débris accentue l’agressivité ambiante de l’atmosphère oisive.

– Ménagez ce parasite, ordonne d’une voix très douce l’Exécutant à sa cohorte.

Les Anticorps emballés de combinaisons bleuâtres d’artificiers m’encadrent, entourent mes yeux d’un bandeau orange et poisseux, et me trainent jusqu’à la sortie. Alors j’esquisse un dernier sourire vindicatif qui ne trompe personne, mon cœur bat à mort, la douleur lancinante de mon tibia me fait boiter comme un revenant.

Et malgré tout je reste conscient.

[...]

Catégorie : Expérimental - 19 septembre 2025 à  22:00



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