[...]
Enylam, assise face à l’hacktivist qui l’interrogeait sur son passif et sa vision d’ensemble des évènements récents - dont l’existence des artefacts Psychés - se retourna et reconnue le lieutenant Wapkins, qui avait dirigé l’assaut de la caserne. Le lieutenant vint serrer la main d’Enylam. Il s’était délesté de ses apparats de guérillero, simplement vêtu d'une large et bouffante chemise noire à bandes grises, marqué du symbole des sections de résistances unies au R.S.T. surmontée d’une casquette marquée par le symbole du Rouge-ray (deux G fléchés labyrinthiques s’opposaient l’un à l’autre) sa chevelure en broussaille grise témoignait de son âge, autant que ses traits las et ridés. Ses longues heures de channeling qu’il présentait comme « correspondance directe avec l’inconscient » lui donnait l’air de ces vieux roublards néo-hippies des années trente. Enylam accueillit avec honneur la vive et soutenue locution de son visage jovial et de ses pupilles aux iris corrodés et bleus déteints, qui s’intensifiaient dans ses mimiques un peu étranges, comme ce toc lui tournant le visage à droite et par à coup. Enylam remarqua la même brillance dans son regard que celle de Garima, pour qui, question attirance, lui faisait vivre quelques sensations qu’elle n’avait expérimentée que de rares fois. Deux hacktivists encadraient le lieutenant, eux-mêmes encadrés de leur syntellites respectifs. L’un était noir de peau, petit de taille et portait d’épaisses lunettes-octets lui donnant l’air de l’un de ces surdoués des mouvances-infɵpirates. Son sourire était chaleureux, mais se murait en réalité d’un froid stoïcisme. Le second était issu des cantons surcodés noirs du Zha-Hang, où la vaste phratrie 0-Très s’y ramifiait. Équipé d’une combinaison chapardée à un Anticorps - ou plutôt cadavre d’Anticorps - son allure fit baisser les yeux d’Enylam, tant ses multiples et apparentes meurtrissures vécues des heures durant se reflétaient à sa façon de fixer gravement les personnes présentes ou d’observer les lieux sans ciller. Enylam salua tour à tour les délivreurs par ses doigts levés en V. Le lieutenant bougonna quelque chose et vint s’asseoir à son bureau, Garima lui murmura quelques mots à l’oreille, tandis que les hacktivists débutèrent la dissection d’un disque dur retiré d’un mouchard Ctrl de l’espace-transféré local, opérant ses subdivisions à deux km en surface. Enylam fut seule à capter le geste fugace du délivreur grimé en Anticorps, déposant son télécard sur un meuble à proximité d’un boitier de téléphonie désactivée. Wapkins réactiva son télécard posé sur son bureau, improvisé en cinq-cinq. Son syntellite se déploya et projeta un écran amovible. D’autres personnes s’affairaient tambours battants dans les quatre pièces annexes, tous penchés sur des cartes, pianotant aux télécards des directives ou étudiant les informations détournées, piratées ou directement émises par des FDL du plan/collectif, disséminés aux quatre-cents coins du Globe. Des odeurs folles de café, d’authentique café, enrobaient les lieux d’une atmosphère studieuse, limite conviviale. Mais les cafés-philo n’existaient plus depuis des décennies ; si ce bunker clandestin parmi les clandestins en avait été un, le sujet du jour aurait été de savoir quand et comment détruire cet endroit après les concertations à venir. Le PsychoCentre du continent que les Exécutants tentaient de contrôler, n’importe quel baraquement ou établissement, même déserté et débarrassé de toutes traces de vie ou de mouvements, pouvait faire office de pièce à conviction. Chaque brique ou trace au sol passé au crible des Intelligences de Synthèse pouvait fournir des preuves de tel ou tel évènement.
– Bien bien bien. Enylam Nadhir, vous ici ! Enfin ! déclara Wapkins face aux données de son écran. Mmh ok… oui… traçage de la clé assuré par… mmh… ok ! Viendez face à moi « compagnonne » comme vous autres les AFT avez l’habitude de dire. Garima s’il te plait tu dis à Jon qu’on lève le camp dans : (Wapkins fixe le cadran holographique de l’écran) trois heures, dix minutes.
– Tout de suite lieutenant, fit Garima.
– Ton p'tit est avec vous ? demanda Wapkins, remontant ses lunettes.
– Oui lieutenant. Je dis à mon homme de le préparer. Enfin… de lui faire entendre raison, dit Garima dans un sourire devin.
– Le plus dur à cuir d’entre nous ce p'tit ! s’exclama le lieutenant, lançant un clin d’œil à Enylam, qui sentie comme une déception à l’idée que « l’homme » de Garima était ici.
Celle-ci s’éclipsa au pas de course. Enylam détacha de la poche ventrale de son nouveau sweat un fin boitier. Elle en sortit un cigarillo qu’elle s’était promis de garder pour les moments vacants. Wapkins pianotait quelques notes sur son télécard, tout en fredonnant :
– Vous savez pourquoi nous avons fini par nous nommer délivreurs ?
Enylam aspira une volute de fumée qu’elle expira avec lenteur tout en croisant ses jambes.
– Ça me parait trop évident pour être exact la réponse que je donnerais. On parlait de « résistances » avant. On parle de délivrance maintenant. Ça vient pas de délivrance ?
– Pas tout à fait. Enfin si le lien est clair mais le mot délivreurs est lié à livreurs tout bêtement. À cette époque où, il y a de cela un siècle, tous les flux de communications étaient rompus dans les villes et entre régions. Il fallait réinstituer outre la clandestinité des relais d’infos et de matériels : on livrait des nouvelles. L’histoire a suivi son chemin et « délivreur » s’est imposé avec les principes et les piliers que vous devez connaitre, même en tant qu’Ancestral.
– Tu n’étriperas pas ton voisin pour un oui ou pour un non, tu respecteras les dix commandements à la lettre… s'cusez moi lieutenant, j’suis crevée. C’est déplacé.
– Ah ah ! s’exclama Wapkins. En réalité, il n’y a pas eu d’effondrement immédiat ! Encore moins de grand-collapse. Ça a été surtout de lentes et évasives agonies systémiques. Terrifiantes ! Et en parallèle du Retour Sur Terre - qui était tout aussi lent et impossible à définir avec des disparités sous des milliers de formes - un tas nauséabond de disciplines philosophico-nihilistes professait l’autodestruction de l’individu résolu à rebâtir le monde nouveau et prétextait que l’autodestruction, grosso modo, serait comme une statue qu’on brise à coup de marteaux pour enlever les superflus, pour refaçonner l’être vers une forme plus éthéré, débarrassé des carcans du Ctrl incrusté au plus profond de soi etc.
– Le classique « pour changer le monde il faut se changer soi-même ».
– Sottise ! Il faut se combattre soi-même ! Il faut lutter contre soi-même constamment et sans relâche ! L’autodestruction c’est du bullshit, se combattre soi-même par contre est l’une des clefs motrices pour un véritable changement de nos modes d’organisation.
– Transformer la haine en lumière, c’est très énergivore aussi, ça peut prendre toute une vie.
Wapkins fut frappé par cette déclaration, son visage s’enthousiasma davantage.
– Je n’ai de tout mon parcours chaotique jamais été déçu par les AFT. J’ai la conviction à vous entendre que beaucoup de choses, dont l’avenir de l’espèce humaine - oui rien que ça - va dépendre de vous.
– Ça c’est peu probable !
– Laissez-moi terminer, tonna Wapkins sèchement. Je dis simplement que le Phasm ne vous a pas choisi pour rien. J’ai maintenu ma confiance au KCP malgré ces trois dernières années assez ambiguës.
– Est-ce que… désolée, je ne savais pas que c’était le Phasm qui avait pris l’initiative. Enfin la décision de me « choisir moi ». Est-ce que…
– Est-ce qu’El-Xi l’a poussé à vous choisir ?
Enylam se sentit blême. Et gênée. À croire que tout le monde savait ce qu’elle éprouvait pour la fantomatique consultante des phratries.
– Ça m’est égale. Je veux juste savoir où je mets les pieds c’est tout, dit-elle sans aplomb.
Wapkins riva ses yeux sur son écran amovible, et lu un passage du rapport affiché :
– Au dôme-8-rhénium de l’AFT Laaw Mandelbrot, secondée par le lieutenant d’Ombrillégal Rom Noam, initiateur de votre contrat. C’est un ami de longue date de Garima soit dit en passant, ce qui prouve que la famille est impliquée. C’est pour éviter le désastre de la passation précédente qui coûta la vie à l’hacktiviste Elbisi. Nous vous invitons à vous immerger dans la salle d’à-côté, équipée spécialement pour vous.
Enylam murmura imperceptiblement :
– Rom débloque depuis la mort d’Elbisi. Ça fait mal.
– De… ? Je n’ai pas compris…
– Non rien. S'cusez moi, continuez.
– Non AFT. Dites-nous ce qui vous traverse l’esprit, tonna Wapkins, sourcils froncés.
– Lors de ma fuite par l’excavation improvisée de la caserne, nous avons visionné en cercle l’évasion… étonnante, de la spirit-XP créatrice de la clé. Écoutez, le représentant des Salves au MémoSénat était présent. Je sais peu sur l’organisation du MémoSénat mais j’ai cru comprendre que ce type-là ne se déplace jamais à tel ou tel endroit sans une bonne raison. Il a ordonné à ses troupes des représailles directes. Kaïd et atomisations. Ça va nous tomber dessus.
– Le R-R nous a transmis le document visuel. C’était bien Iorrow qui était présent. Nous avons pris des dispositions pour faire évacuer les zones menacées. Le KCP est déjà informé. Allez, on se met au travail.
Wapkins fit un geste de tête positif aux hommes de main qui travaillaient à leurs postes, n’attendant plus que le signal. Enylam se leva sans entrain, fatigue subite additionnée à la fatigue morale. Des cliquetis lumineux du télécard entreposé sous le boitier mural infɵcom captèrent son attention. De suite son regard embrassa la salle entière, pour sonder les présences affairées à leurs objectifs. Quelle surprise de constater que l’hacktivist ayant déposé le dit-télécard n’était plus là. La suspicion du départ s’amplifia, jusqu’à violemment l’étreindre ; sans chercher à la bazarder tout de go, Enylam retroussa ses manches, ne quittant plus des yeux le boitier. Boitier qui, l’instant d’après, émit très fébrilement l’un de ces antiques sons de connexion intranet.
Ah le bâtard… pensa-t-elle, activant ses deux graines temporales.
Un chamboulement retentit crescendo des deux étages supérieurs et de l’escalier de sortie. L’air soudain défait, Wapkins leva les yeux aux cambrures bétonnées du plafond, et vu Enylam tenir dans ses mains le télécard émettant des signaux qu’il identifia clairement. Wapkins exécuta du regard le sondage que l’AFT, dix secondes plutôt, avait effectué. Ses yeux se remplirent de rage :
– J’LE CROIS PAS ÇA ! hurla-t-il aux deux hacktivists présents et à d’autres arrivant sur les lieux. NE ME DITES PAS QUE… NADHIR, BRISEZ CE TRUC AU SOL ! OÙ EST-IL ? OÙ EST G52 ?
Enylam éclata à terre le télécard, qui fut re-brisé à pieds
joints par l’infɵpirate du R.R, suivi du boitier que son allié dégagea du mur à coup de barre-à-mine. L’agitation d’en-haut s’accrut outre mesure, des appels dans le local furent envoyés. L’infɵpirate s’accroupit, éparpilla de ses mains les débris du bracelet-transmetteur, et blêmi face à l’une de ses parcelles qu’il mit dans sa paume.
– Oui, lieutenant. Puce mouchard, murmura-t-il, voix lasse.
– COMMENT G52 A-T-IL PU PASSER LES CONTRÔLES ? s’égosilla Wapkins, tandis que stoppa brusquement le ramdam extérieur.
– Il faut évacuer lieutenant. On trouvera ce fils de trade après, murmura l’infɵpirate en se relevant.
– Et ce « fils de trade » comme tu dis se planque dans la structure en combi d'anticorps ?? Trouvez-moi ce retourné fissa ou je fais un carnage !! 04Z, tu joins le bloc-Noé du gribéton 5 et tu gueules ! Julia tu rassembles tout de suite la paperasse !
Les délivreurs et délivreuses obtempérèrent sans objections, malgré la colère qui les animèrent brusquement, comme foudroyés. Enylam chuchotait à travers sa mâchoire serrée une prière adéquate, d’avantage dirigée pour Siaben que pour elle-même ou les protagonistes de cette ubuesque (et non inédite) situation. Le boucan des pièces adjacentes redoublait de puissance - et comme une ruée dans un magasin discount de médiapôle un soir de soldes, Garima et son ami, qui tenait à bras le corps leur enfant, accompagnés de quatre autres délivreurs, débarquèrent panique totale dans le local.
– Oh non… haleta Wapkins.
– KAÏD ! KAÏD DROIT SUR NOUS EN SURFACE ! hurla Garima, en suée, son mégatrans rubescent.
L’effroi s’enclencha comme du lait bouillant laissé sur le feu ; quelques délivreurs filèrent au couloir d’observation des cieux quadrillés, alors que d’autres clamaient, insistaient à tue-tête, que la possibilité d’un tel fait était « d’un sur mille ». « Hé bien dans le mille ! » hurla une hacktiviste rechargeant une arme de poing. Enylam fit entrer son syntellite dans son cube de formation, rassembla ses affaires, plaça au dos la parka donnée par Garima, qu’elle observait sans relâche, tout en souriant au petit Dany, proche des larmes. Son père le tenait à bras le corps, le berçait avec des mots de réconfort. Des cris d’avertissements et d’alertes des salles adjacentes tendaient chaque corps jusqu’à l’implosion ; bunker ou pas, la destruction était cent pour cent assurée. Le seuil critique dépassé, Wapkins murmurait seul des choses imperceptibles, dissimulant au mieux sa main droite qui commençait à trembler. Enylam devinait qu’il murmurait « c’est mort. On est déjà mort », puis vint à ses côtés en désactivant sa tempe droite grainée. Wapkins inspira et respira lentement. Il lui fallait concilier hommes et femmes plongés dans cette atmosphère criblée de terreur : kaïd égalait carnage imminent, sans compter les gaz hautement toxiques estampillés de ses frappes. Des bourdonnements bien reconnaissables, accentués de sirènes fluides, s’opérèrent hors des murs du bunker. Les alertes s’intensifièrent.
– 04Z et 02S, prenez fissa les dossiers importants, Jon !! Jon… mets la clé dans le portatif. Je vous donne dix secondes. Enylam ! On reprend nos affaires dès qu’on est loin de ce contre-temps. On laisse passer Garima, Max et leur p'tit avant tout le monde, famille oblige. Allez ! On se…
– MON DIEU NAN !!
Une frappe infernale explosa le local en transversal, résulté d’un tir en vertical qui fracassa les coriaces toitures bétonnées. L’ensemble des charpentes ferrailleuses, de plaques armées, d’ossatures boisées s’abattit dans un fatras empoussiéré de mort. Bunker mis knock-out à la troisième seconde du premier round.
Coupure temporelle.
Feux immédiats. Six délivreurs gisaient déjà sous les décombres. Enylam s’immobilisa entre deux blocs de parpaings et de restes fumants des trois grandes meurtrières pulvérisées. Des hululements étranges fuselaient en tous sens. Plus aucune lumière. Les projectiles électriques se mêlaient aux cris, qui en déchainèrent d’autres. Piégé dans les écroulements et méconnaissable, Wapkins réussi à s’extraire des démolitions embrasées, se traina au sol acéré tel un tapis de rasoirs et se redressa encore pour déambuler comme un noctuidé tombé dans une halogène. Son bras droit était arraché. Son expression hagarde était comme celle d’un illuminé évangéliste en pleine prière.
– Mais c’était… c’était l’un des notre… comment a-t-il pu…, balbutia-t-il en trébuchant.
Noyé dans l’air suffocant et dans l’opacité carbonisée, Wapkins s’écroula de tout son long.
Assiégée, bloquée, impuissante, Enylam prenait conscience du choc. Illico, ses pleurs se brisèrent comme nombre de lamentations lointaines et floues, disparaissant dans les pénombres.
Exemptés de toutes lueurs hormis celles des feux, deux autres délivreurs gravement meurtris rampèrent jusqu’au corps du lieutenant, avant de mourir à leur tour sous la tonne de déblais toxiques qui continuaient de s’abattre. Mordue par les flammes et dans un cri épouvantable, la délivreuse qui devait se charger des dossiers, n’eut d’autre choix que de se tirer une atrid dans la tempe. Son dernier soupire, choquant, fit hurler Enylam de peine. Garima ne répondait pas, ni Dany. Tous les cris cessèrent.
– GARIMA ! hurla Eny en tentant quelques mouvements.
Elle sentit l’une de ses jambes inertes, tandis que l’autre, à découvert, avait une plaie béante à la cuisse, très profonde, mais, se dit-elle, encore fonctionnelle. Silence brutal. Crépitements des feux. Alarmes extérieures retournant au néant. Le feu gagna les salles voisines, les courts-circuits firent disjoncter d’autres lumières, qui auraient pu servir de repère. Noir total tombé comme une nuit d’airain. Seules les images déjà floues des corps à terre résonnaient aux tympans et aux yeux d’Enylam, courbée contre deux blocs de ferrailles. Elle s’efforça de rompre ce silence intolérable, en criant, appelant, le nom de ses alliés. Silence équivoque en guise de réponse glaciale. Si glaciale qu’elle trouvât en elle l’une de ces forces quasi surhumaines, pour soulever la masse de parpaings liés les uns aux autres par la ferraille, et parvint à délivrer son thorax. Les dix délivreurs encore vivants il y avait à peine cinq minutes, n’étaient plus que corps inertes, détruits, ombres d’ombres.
Enylam gardait les yeux fermés, les fumées toxiques l’invitaient à trinquer avec le démon, les flammes brunies ondulaient comme des femmes livrant une danse du ventre, jusqu’en danse macabre ; les épanchements toxiques l’assiégeant, Eny défit son bandana, le plaça autour de sa bouche et le compressa à sa mâchoire aussi solidement qu’un bandage autour d’un corps momifié. Son sac à dos avait ses lanières fondues et collées aux éclats cimentés, d’où son dos se maintenait. Ses blessures aiguës harassaient son énergie évaporée mais pas son mental - bien au contraire. Désenlaçant son épaule de la bretelle, et sortant de sa poche intérieure ventrale un canif rudimentaire, Enylam s’attela à en couper des bandes, qu’elle utilisera comme garrots. Les fumées mortuaires crépitaient sa peau rougie de soufre.
Elle osa espérer que son syntellite n’avait pas péris. Eny leva son poignet à proximité de ses yeux péniblement rouverts. Hé bien le contraire aurait été étonnant : son télécard, ni touché, ni même abimé, ne fonctionnait simplement plus. Bêtement plus. Une pendule arrêtant ses aiguilles sur minuit pile. Pile et pour toujours. Et pas de télécard, pas de syntellite. Dégageant sa jambe des gravats, elle y entoura et compressa les bretelles découpées, ayant pris soin de placer entre ses dents un éclat de porte ; la douleur vivace, douleur « en vie », lui était à tel point inédite que sa mâchoire croqua quasiment le débris jusqu’à le briser un peu plus. Sa graine temporale gauche - son contacteur - était activé. L’idée lui vint d’entrer en direct-lien avec le dôme-8-rhénium. Idée qu’elle rejeta d’emblée, évidemment ! Si une kaïd avait pu localiser ce bunker en dix minutes chrono, cela disait qu’une cohorte d’Anticorps allait d’ici peu rappliquer, avant de clairement cibler l’émission dérivée du S.O.S.
Enylam jura de toutes ses forces, et en toussa abondamment. Son masque à l’arraché ne servant qu’à gagner quelques minutes, il lui fallait essayer de s’extraire mentalement de sa position excavée. Parmi les choses essentielles acquises lors des « entrainements » pour AFT dans des cantons semés de zon’oasis, seul son esprit en état de marche lui était louable. Alors Eny chuchota de mémoire un texte que son père affectionnait lors des derniers jours de sa vie. Contraste frappant. Enylam fit valser d’un geste morgue l’une de ses larmes qu’elle considéra comme la dernière. Elle détacha ses épaules et ses côtes de son sac, écarta un empilement de tubulures à canalisations à moitié fondues d’un tacle du pieds. Ses semelles plus ou moins intactes pouvaient encore tenir. Enylam inspira fortement et appela, étouffée dans un cri rauque, Garima, puis Dany. Juste un vide incandescent en retour. Juste un vide suffocant.
– Papa ? Ta fille ne va pas se faire marave comme ça. Tu nous manques, chuchota Enylam.
En resserrant à nouveau son bandana cache-nez, qui à chaque seconde se calcinait toujours un peu plus, et prenant une nouvelle inspi pour tenter de se redresser, Enylam appela une dernière fois le nom de sa fugace amie. Se résoudre à l’évidence. Si elle parvenait à sortir de ce bourbier de cimentation pulvérisée et de plastification végétale cramée, il lui faudrait marcher à l’aveuglette sur un sentier glauque blindé de pillards aux mêmes intonations. Et marcher, elle ne pourra pas longtemps. Mais elle le fera quand même. Une voix s’éleva des obscurités :
– AFT ?!
Comme si l’écoute de ce mot lui avait donné la charge nécessaire dans la batterie de ses forces, Enylam s’agrippa aux jointures murales courbant son dos, les compressa de ses doigts corrodés et souleva sa poitrine à plein poumons :
– JE SUIS LÀ, PRES DE… DE…
– Je… te vois AFT ! Ne… ne bouge plus ! cria la voix.
Enylam l’identifia comme celle de Jon. Deux feux rubescents tels deux yeux endiablés s’approchaient distinctement. Un vrombissement de syntellite se faisait entendre. Les feux de ses flashbulb émirent un rayonnement proprement superbe, du moins dans ce contexte. Enylam se propulsa toujours de ses doigts à pieds
joints, repliant son genou gauche à hauteur de ses fesses. Les vrombissements cessèrent et laissèrent place à des sons connectifs propres aux détections d’un espace enclavé, et ici sinistré. Une alerte s’enclencha de ces sons, ce qui fit à nouveau s’accroupir Eny. Entre deux gémissements de souffrance, Jon s’écria :
– T’inquiète il… il opère un repérage.
De tombes ouvertes en décombres, Jon franchit sous d’épaisses couvertures dix mètres d’anfractuosités, syntellite tournoyant en tête. À pas et vols moins mesurés, ils arrivèrent vers elle. Les effluves toxiques des fumées la désorientant, accompagnés de pensées agressives, Enylam tremblante s’affala pour se rasseoir, jambes appuyées au menton. Jon s’agenouilla face à elle, usa de toutes ses facultés intactes pour observer les blessures de sa sœur d’arme, tandis que les flammes brunies grignotaient des charpentes non consumées pour s’étendre en conséquence, l’homme au regard stoïque de tout à l’heure, affichant le même sourire amical, était brûlé de tout son côté droit ; sa peau noire s’étiolaient de déchirures au visage, le plasma chaud rosée vif de ses blessures suintait au contact des lueurs détectrices de son syntellite, opérant ses analyses. Enylam hésita à lui demander si la clé était en sa possession. Des gravats crashés entre temps désemparèrent à nouveau ses mouvements. Autour d’un tango lugubre de fumées aussi brûlantes qu’effrénées, Jon tentait de contrôler des assauts vifs de douleurs, et avec peine parvint à débloquer sa sœur d’arme, qu’il prit par les épaules et redressa.
– Tu… pourras marcher ? Ah merde ta jambe pisse le sang. Écoute je vais te porter.
– NAN, nan. T’es bien plus amoché que moi. Ça ira, j’vais serrer les dents !
– Et oim le train arrière, fit-il en feintant un sourire.
Jon enveloppa de même Enylam sous sa double couverture, et malgré les amas éparpillés de restes carbonisés mécaniques et humains, de poutres détruites, malgré ce cauchemar né du pire des pressentiments, tous deux s’exfiltrèrent des rapacités du feu et de ses fumées plus asservissantes qu’un vide intersidéral. Lacérés de la tête aux pieds par leur assistance risible de tissus déjà cramés, le duo franchit cinq mètres de débris à l’allure de pyramides de fin du monde, et parvint durant plusieurs temps d’arrêts jusqu’aux cavités adjacentes d’une pièce secondaire et inutilisée, cependant restée en partie intacte. À coups de tacles douloureux, Jon dégagea l’allée que la kaïd avait pavé de sommaires intentions, tandis que l’ensemble des autres accès furent réduits à l’état de miettes colorées de soufre.
Enylam ne parvint même pas à boiter ; sa jambe lui semblait être enchainée à un boulet de prisonnier, pouvant synthétiser l’énième désastre de ce damier mortuaire, et peut-être même des précédents. Plus rien, pas même dans les blocs des gribétons les plus enfouis du souterrain, n’échappait aux quadrillages du PsychoCentre continental. Tous deux entrèrent dans l’antichambre épargnée. Enylam malgré elle s’accrocha à l’épaule de son compagnon, aux brûlures trop sévères pour qu’il tienne longtemps le coup. La pièce de six mètres carrés était crépie d’un vert ombrageux, deux tiroirs à glaces se faisaient face. Trois livres déposés en hâte sur l’un et d’antiques disquettes sur l’autre. Enylam cette fois s’efforça dans un élancement de douleur d’aider son compagnon à s’asseoir à même le sol, pourvue de dallages uniquement cimentés. La chaleur qu’elle émettait n’arrangeant pas les choses, Enylam y appliqua les couvertures qu’elle étala. Le syntellite entra à son tour dans la pièce, ondoya autour de son programmateur en émettant des signaux qu’on aurait cru pure inquiétude, pure peine.
– On va se sortir de là frère, dit Enylam.
Jon n’émit qu’une plainte à peine audible. Des larmes coulaient de ses rétines, larmes automatiques d’un corps en sursis. À genoux à ses côtés, Enylam constata les effroyables dégâts qui partaient de son oreille droite à son talon droit. Le syntellite se posta face à l’accès de plus perméable aux fumées noires, menaçantes comme autant de cavaliers Mongols déferlant des steppes. Le syntellite émit un son de grésillement, s’identifiant à une nouvelle analyse d’ordre inquiétant. Jon, affalé dos au mur se signa puis regarda Enylam. Ses lèvres s’activaient en vain, mais dans un élan décisif il tendit son poignet gauche.
– Prends mon téléc… ard. Tu… tu vas en… avoir besoin. La... la clé…
– On va en avoir besoin. Je ne bouge pas d’ici sans toi, tu le sais. Écoute j’ai un plan, les Anticorps vont rappliquer à mon avis vu l’état fébrile du syntellite. Alors…
– C’est… c’est over po… pour moi. J’t’en… prie !
Jon chassa de lui un cri de douleur. Enylam avait son cœur soulevé au-delà-de ses limites, ses larmes embrumaient sa vue. Elle avait vu trop de morts. Trop de mortes. Jon vivra. Tremblante à l’extrême et presque incapable de parler, en lui caressant la joue elle lui-dit :
– Ça va aller frérot, je t’en prie, je ne bouge pas sans toi.
– Pre… prends ! AFT… je t’en… supplie, prends… le !!
– Oui. Oui d’accord.
Gorge nouée et larmes répandues, Enylam détacha le télécard du poignet de son compagnon.
– Quelle… quelle prière veux-tu ? murmura-t-elle.
– Imp… impro…
– D’accord…,
– La… la clé… est…
Le syntellite face à l’entrée rugit d’un son d’alerte strident, et tournoya en reculant.
Et de nouveau la kaïd frappa.
La décharge du tir perfora la pièce, comme une explosive flèche du temps dévié en tous points cardinaux. La façade qui soutenait Jon et Enylam éclata, entrainant les deux délivreurs dans un souffle de bruit blanc, et avec ses milliers d’éclats.
[...]