Mauvaise idée

Catégorie : Tranche de vie
Hier à 21:32

Chapitre 11

La lumière du matin s’invite par les volets mal fermés et me ramène brusquement à la réalité. J’ai visiblement dormi comme une masse. Il n’est pas loin de dix heures. Je ramasse la seringue qui a dû tomber par terre cette nuit, après mon shoot.

Je récupère le linge que j’ai jeté au sol et fais une machine. Je range par-ci, nettoie par-là, je fais place nette comme si je pouvais tout effacer d’un coup de chiffon. J’ouvre toutes les fenêtres jusqu’à ce que je sente un courant d’air, puis les referme.

Je me sens plutôt bien ce matin, même si le moral est toujours en berne et que la culpabilité vis-à-vis de Xavier est toujours là.

J’ingurgite un petit-déjeuner plutôt copieux : pain de mie grillé et beurré, confiture et café. Puis je fume ma première cigarette.

Je cogite depuis que je suis réveillée. Il n’est pas question que je vive à nouveau une crise de manque comme celle de cette nuit.

Je suis fermement décidée à demander à Louis s’il peut me présenter son fournisseur de Barcelone. Avec la somme que la banque m’a accordée, je pourrai aisément acheter en plus grosse quantité, donc beaucoup moins cher et de bonne qualité.

Je suis persuadée que si j’ai une consommation régulière mais raisonnée, je pourrai continuer à travailler normalement et peut-être même rassurer Julien et Cathy. Ça vaut le coup d’essayer. Je sors la lettre de Sofinco et regarde la date. Normalement, les fonds ont déjà été virés. Si je me dépêche, je peux arriver à la banque à Font-Romeu avant la fermeture.

J’étends ma lessive à la hâte. Je m’habille, me coiffe et prépare un petit sac avec quelques affaires de rechange, au cas où ma petite virée à Barcelone s’éterniserait.

Le temps est au beau fixe, il fait très froid. Le ciel, d’un bleu azur éclatant, tranche vivement avec les paysages enneigés. J’arrive à Font Romeu. Il est presque midi. La porte vitrée du Crédit Agricole claque derrière moi. Je ne suis pas la dernière cliente et il n’y a qu’un guichet ouvert. Je patiente quelques minutes quand un employé en costume gris, un peu trop ajusté, relève à peine la tête et s’adresse à moi :

—    Mademoiselle ?

—    Bonjour, je voudrais retirer vingt mille francs, s’il vous plaît.

Il me regarde un peu curieusement, mais ne pose pas de question.

—    Bien sûr, j’ai besoin de votre chéquier et de votre pièce d’identité s’il vous plaît.

Je les lui tends. Il disparaît quelques secondes derrière le comptoir et revient avec une liasse épaisse de billets qu’il compte devant moi.

—    Voilà, vous pouvez signer ici ? Voulez-vous une enveloppe ?

—    Non, merci, bonne journée !

Je range les billets dans mon sac, la gorge sèche, comme si je venais de faire quelque chose d’interdit, puis, je sors.

Quelques minutes, plus tard, j’arrive à Puigcerda. Je me gare au centre-ville. J’ai très envie d’aller chez Kiko pour prendre des nouvelles de Lucia, mais je ne sais pas comment aborder le sujet. Ma conscience voudrait lui dire la vérité, pourtant, j’ai peur de ne pas y arriver. Je crains surtout qu’elle me voie comme celle qui a causé la mort de son copain.

Je reste un moment dans ma voiture puis, sans réfléchir davantage, je sors. Je vais chez Kiko, j’ai besoin de lui parler, quitte à tout perdre. Je prends la direction du lac, les arbres sont figés, couverts d’un givre fin qui scintille sous la lumière du soleil. Je longe le sentier jusqu’à la maison de Kiko.

Le lac est entièrement gelé. Des enfants jettent des pierres sur la surface, amusés par le bruit sec qu’elles produisent avant de glisser plus loin. Je m’arrête un instant devant la barrière en prenant une grande inspiration. Il est trop tard pour faire demi-tour. Je frappe doucement à la porte. Rien ne bouge. Je frappe à nouveau, plus fort.

La porte s’ouvre enfin. Kiko apparaît avec les traits tirés.

—    Rosy ?

Il m’invite à entrer et referme la porte derrière moi.

—    Salut Kiko, comment tu vas ? Je venais prendre des nouvelles de Lucia… Elle est là ?

—    Non, les parents de Xavier sont venus la chercher ce matin, elle est retournée à Barcelone, mais… Comment tu sais pour la mort de Xavier ?

—    Kiko… Faut que je te parle, Yefi est là ?

—    Oui, attends, je vais la chercher, assieds-toi, j’arrive.

Je m’assois près du poêle où un bon feu crépite, je vais tout leur expliquer.

—    Rosy ? C’est rare de te voir ici si tôt ? Qu’est-ce qui se passe ? dit-elle en m’embrassant. Ça va ?

Je craque et déballe tout. L’héroïne de Louis trop forte, l’hôpital, le deal avec Xavier pour passer la frontière et la découverte de son corps dans la chambre du Colorado. Les larmes montent, d’abord discrètes, puis impossibles à retenir. Une crise d’angoisse me prend de plein fouet. Yefi pose une main maladroite sur mon épaule.

—    Rosy, ce n’est pas ta faute, arrête s’il te plaît.

—    Et Lucia…

—    Lucia va rester chez les parents de Xavier, pour un moment en tout cas. Elle a pris sa décision, la maison est bien vide sans ces deux-là. répond Kiko.

Je reprends peu à peu mon souffle et mes mains ne tremblent plus. Je suis soulagée. Il fallait que j’entende de leur bouche que ce n’était pas ma faute. Mais ce soulagement a un goût amer. Rien n’efface la peine, ni le manque, ni cette part de moi qui continue à chercher ce que j’aurais pu faire autrement.

Kiko me tend un joint qu’il vient de rouler.

—    Tiens, il est super bon, ça va te faire du bien.

On fait tourner le joint, qui, effectivement, nous met tous les trois d’accord : ce shit est d’une qualité supérieure.

J’expose à Kiko mon souhait d’acheter en gros à Barcelone. Il pense que l’opération est possible, mais que pour une fille seule, c’est assez risqué. Il me propose son aide. Il l’appelle Louis et lui demande de passer.

—    Il sera là d’ici une heure, c’est bon ?

—    Super, oui.

En attendant, on fait ce qu’on sait faire de mieux chez Kiko… Fumer.
Yefi me dit qu’elle s’est inscrite à une formation de coiffeuse et qu’elle coupe déjà très bien les cheveux. Elle en a assez des gars lourdingues qu’elle doit servir la nuit.

Au bout du deuxième joint d’une qualité rare, en une demi-heure à peine, mes neurones ne sont pas tous opérationnels : je la prends au mot et lui propose ma tête pour s’entraîner. Elle va chercher un ciseau, une serviette et un vaporisateur d’eau. En cinq minutes à peine, j’ai une petite idée de ce que va être ma tête désormais. Un mélange artistique de la coupe de Jeanne Mas et Annie Lennox. Total look new Wave. Court, voire ultracourt. Simple, net et précis. J’adore.


Louis arrive enfin. Nous sommes tous les quatre assis autour de la table : notre mini-association de malfaiteurs, la french Connection, revisitée version franco française… Je ne suis pas très concentrée, mais j’essaie quand même de comprendre, malgré mon niveau en espagnol. Heureusement, Kiko me traduit au fur et à mesure.

—    Louis me demande combien tu voudrais acheter d’héroïne.

—    Cinquante grammes… Si j’arrive à un bon prix. Dis-je, comme si je parlais de café ou de thé.

—    Wow, Rosy… Tu es sûre là ? Ça fait beaucoup d’argent !
Yefi et Kiko me regardent, interloqués.

—    Oui !

—    Ok, ok… Il doit aller à Barcelone demain après-midi. Il est d’accord pour y aller avec toi, avec ta voiture. En revanche, y’a deux gars qui seront aussi du voyage, ça te cause un problème ?

—    Heu… Non, il les connaît bien ? Ils achèteront aussi ?
Kiko s’adresse à Louis puis à moi :

—    Plus ou moins, ils viennent pour acheter du shit… Du coup ? C’est bon pour toi ?

—    Oui… Tu en penses quoi, toi ?

—    J’ai l’impression que c’est réglo. répond Kiko

—    Alors ça marche, c’est ok pour demain.

Yefi pose sur la table un grand pichet rempli de café fumant. Louis en boit un verre rapidement puis me demande d’être prête pour quatorze heures devant la Marinesca. Il nous salut puis disparaît.

Kiko me sermonne un peu. Il pense que je ne suis pas prudente d’acheter autant de poudre. Il me met en garde concernant le deal lui-même : surtout, même si j’en meurs d’envie, ne pas goûter sur place.

En cas de problème, toujours rester avec Louis et lui faire toute confiance. Ensuite, il est évident que nous pouvons nous faire braquer à tout moment : avant le deal, pendant le deal et surtout après…

—    Arrête, Kiko, tu commences à me faire flipper là !

—    Je préfère que tu flippes maintenant et que tu sois prudente demain ; ne fais confiance qu’à Louis…

—    Oui ! J’ai compris, tu l’as déjà dit… dit-je en souriant

—    Ha et j’oubliais… Demain conduit tranquillement. Ne te fais pas remarquer, tu te doutes que si tu as un contrôle, c’est la prison direct ! Et pour un bout de temps… En Espagne ça rigole pas.

Yefi me sourit, croise ses doigts  :

—    Ça va aller, Rosy, t’inquiète.

Je ne leur cache pas que j’ai déjà hâte que tout ça soit derrière moi. Curieusement, je me sens assez sereine, même si je mesure parfaitement les risques.

—    Tu veux dormir ici cette nuit ? Me demande Kiko

—    Non, c’est gentil. Je vais dormir cette nuit et demain à l’hôtel. C’était prévu.

—    Ça nous fait plaisir, tu le sais… renchérie Yefi

J’aurai pu dormir ici, c’est vrai, mais j’ai toujours l’impression que Xavier et Lucia vont débarquer d’un moment à l’autre et c’est insupportable.

Je salue Kiko et Yefi et je leur promets de passer demain dès que je reviendrai de Barcelone. Ils m’accompagnent à la porte et me répètent une énième fois d’être prudente.

Je passe à la voiture, récupère mes affaires et pars à la recherche d’un hôtel pour le week-end. Je choisis un hôtel en ville à un prix très raisonnable. L’hôtel Maria fait partie d’un ensemble de bâtiments anciens bordant une petite place, dont les arcades abritent deux cafés et quelques commerces.

À l’intérieur, le hall est vaste, presque vide. Derrière le comptoir, une dame au sourire franc m’accueille chaleureusement. Elle me tend une clé accrochée à un large porte-clés en bois verni, gravé du numéro de la chambre.

Je monte au premier étage. Le couloir est désert, éclairé par quelques appliques aux abat-jours défraîchis. J’entre dans la chambre. Je ne m’attendais pas à un endroit luxueux et je ne suis pas déçue : le décor est d’une triste sobriété. Un grand lit est recouvert d’un dessus de lit en polaire de couleur crème, à côté, deux tables de chevet, un bureau étroit et une chaise en bois. Rien de laid, rien d’accueillant non plus, mais cela fera bien l’affaire.

J’éteins la lumière blanche du plafonnier, bien trop agressive, et j’allume la petite veilleuse près du lit. Une légère clarté se répand ; c’est mieux ainsi.

J’entre dans la salle de bains qui est aussi grande que la chambre. Je me fais couler un bain dans l’immense baignoire en fonte émaillée posée sur quatre pieds ouvragés en forme de coquillage. Je me déshabille, entre dans l’eau et me détends une bonne heure.

J’ai une pensée pour Julien. J’espère qu’il ne m’en voudra pas trop.
Finalement, l’après-midi est passée très vite. Je descends et mange un empanada au thon acheté dans un bar ainsi que quelques churros. Je n’ai pas l’intention de sortir ce soir. Je préfère me reposer et être fraîche et dispo demain pour ma petite expédition, puis il est encore trop tôt pour retourner au club 32.

De retour dans la chambre, même si j’ai tout fait aujourd’hui pour ne pas y penser, j’ai vraiment envie d’un bon shoot. J’ouvre ma trousse de toilette dans laquelle se trouvent mon matériel et le reste de poudre que j’ai acheté vendredi. Je prépare mon mélange et remplis ma seringue. Je prends mon garrot et m’allonge sur le lit.

Ça manque vraiment d’un peu de musique ici… J’enfonce l’aiguille, tire puis pousse le piston…  un goût d'éther... un plaisir immense, quasi orgasmique, m’envahit… J’ai très chaud… Mon coeur se met à battre la chamade...

Une envie de vomir violente me pousse à me traîner jusqu’aux toilettes, je n’aurais pas dû manger avant… Je remonte la lunette avant que tout ne remonte, d’un bloc, l’acidité me brûle la gorge, mes yeux pleurent. Je reste penchée, haletante. Une deuxième vague suit, plus douloureuse encore.

Enfin, le soulagement : je me sens mieux, je me rince la bouche et je retourne me coucher.

Même si je suis exténuée, je me sens incroyablement bien.

Cette poudre est vraiment trop bonne…

Je m’abandonne…

Commentaires
#1
Jehol
Psycho junior 
Hier à 22:48
Salut,

Merci pour ce nouveau chapitre ! Tjrs agréable à lire, ça donne envie de découvrir la suite...


#2
marycora
Nouveau Psycho France
Hier à 23:01
Merci jehol smile

Jehol a écrit

Merci pour ce nouveau chapitre ! Tjrs agréable à lire, ça donne envie de découvrir la suite...

Avec plaisir !


#3
Opus incertum
Nouveau membre France
Hier à 23:23
Merci pour ce partage,

Un nouveau chapitre réussi.

J'ai hâte d'en lire autres...


#4
marycora
Nouveau Psycho France
Aujourd'hui à 06:35

Opus incertum a écrit

Merci pour ce partage,

Un nouveau chapitre réussi.

J'ai hâte d'en lire autres...

Salut merci a toi d'être passé !


#5
Myozotis
Psycho junior 
Aujourd'hui à 14:59
Je te remercie également marycora ! J'avoue que je suis devenue un peu accro à tes récits de vie. C'est tellement immersif, bravo pour le travail d'écriture. J'attends aussi la suite avec impatience !!!

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