Lieu sinistre, immense et brûlant, bâtiment gris noirci par le temps. Sans fenêtre. Des gens aux discussions légères dans une lourde atmosphère. Odeur âpre chimique, boucan à vous en crever les tympans. La trotteuse déjà a de l’avance, d’aller pisser j’ai perdu ma chance, je fonce vers ma cage il le faut bien, parce que le temps c’est de l’argent… mais pas le mien.
La machine tourne, je dois accélérer.
Neuf-cent pièces en huit heures, cinq-mille fois le même mouvement. Cette cadence personne ne la tient, mais faudrait pas qu’on en fasse moins demain. Campée sur mes jambes, protections anti-bruit à mes frais, je demeure là, statique, comme si ma bouffe en dépendait. Formelle interdiction de s’asseoir, effrayés qu’ils sont d’un hypothétique retard.
Au début je prends sur moi, ça semble plutôt facile. Mais demain, dans deux semaines, dix, douze mois… Le dos noué, je ne pensais pas une nuque si fragile, je ne sens plus mes jambes, je souffre, tout mon corps est fébrile. Le vacarme de la bécane me tanne le crâne, pneumatique, les particules plastique la poitrine m’irritent, je crache mes tripes, mécanique.
La machine tourne, je dois accélérer.
A la longue le temps alanguit s’effiloche et s’étiole, je ne me sens plus dans la vie, putain, qu’est-ce que c’est que cette bestiole ? Plus rien n’existe que mon automate et son roulis, un hole de kétamine, oui, quelque chose de ressemblant. Je me perds, boucle spatio-temporelle infinie, ce trip est un bad, il n’a vraiment rien d’élégant. Serait-ce donc cela, que ressent un hamster dans sa roue ? Y penser je ne préfère pas, il doit devenir fou !
Par les seules ouvertures levant les yeux, j’aperçois un oiseau courir sur le ciel bleu. M’évader par cette lucarne, rejoindre cet heureux, chérir sa liberté : en cet instant mon vœu le plus pieux.
Trait de poudre, sniff rapide, discret. Mon joker, ma morphine, mon secret. Mes membres enfin se décrispent, quel soulagement ; en échange ce soir l’inquiétude, le flip : dépendance approchant. Mais combien de temps tiendrais-je, sans ?…
La machine tourne, je dois accélérer.
Les inserts qu’on clippe coupent, cassent la pulpe des mains, dont le jus parfois coule, je vois du vermillon sur mon voisin.
Ils sont tous là à deux pas de moi, dans leur propre cage, blaguant et souriant, serait-ce un mirage ?! Nous sommes aussi nombreux qu’une armée, assez pour renverser ce système dépravé. Pourtant trop peu osent se lever, on s’est laissé anesthésier. Faut dire que ce travail est une lobotomie, comment alors conserver de l’autonomie ? Comble de l’ironie, parlons écologie : moi qui voudrais préserver la vie, voilà que je la détruis avec énergie !
Par réchauffement au moins s’allongera l’été, mais jamais n’aurais-je cru un jour tant le détester. Debout, entre deux immenses presses d’un hangar métallisé, par moments en plein soleil, putain de toit vitré. Un aprèm’, ils ont enregistré cinquante degrés. Les uns les autres on s’est dévisagés, ce serait à qui tomberait le premier.
La machine tourne, je dois accélérer.
Sinon c’est sur, je serais remplacée. Vulgaire outil bon à jeter quand usagé, sans un au revoir un merci, pas même après toute une année. On nous narre une société juste, où chacun a à y gagner. Loin du moyen-âge, des comtes, de l’esclavage. Mais des millions contre un millier, ce n’est pas ce que j’appelle du partage. La chaîne permet d’augmenter la productivité, cette sur-fabrication de biens dont le besoin, l’utilité, par des gens avides a de toutes pièces été créé. La publicité.
« C’est pas moi qui fixe les règles », récite seul celui asservissant ses semblables. Sourire faussement contrit et cigare aux commissures des lèvres, vrai scélérat qui jamais la vraie Justice n’affrontera. Oui, c’est tout ce qu’on est ! On est des roues des rouages, des objets loués et employés. Pour faire tourner LEUR business. LEUR bonheur. Leur vie. Leur… monde.
On est des oubliés.
Dire qu’à l’autre bout du globe un gamin vit deux fois plus lourd, au péril de sa vie car sans protections, tout ça pour moins d’un dollar par jour, lui c’est sur, est né en prison. Ce gamin, c’est la moitié de la population. Dont plus d’un milliard vit dans des villes bidons. En mon cœur quel choc de comprendre que dans mon propre malheur, je reste sur cette Terre un des plus heureux serviteurs. Comment font-ils, comment font-ils ? Comment sont-ils parvenus à adopter cette résignation, de vivre toute une vie de robot, de sujétion ? De mensonges on nous a bercés, et par reproduction sociale nous avons intégré notre place comme étant méritée, et leur domination comme une légitimité. Manipulés. Mais ces réflexions, je dois les laisser…
La machine tourne, je dois accélérer.
Prendre une pièce. La poser sous le capteur. Ajouter des inserts. Presser le commutateur.
Prendre une pièce. La poser sous le capteur. Ajouter des inserts. Presser le commutateur.
Prendre une pièce. La poser sous le capteur. Ajouter des inserts. Presser le commutateur.
Prendre une pièce. La poser sous le capteur. Ajouter des inserts. Presser le commutateur.
Il est tard ça y est, le soir tant attendu, la délivrance. On va pouvoir rentrer chez nous, d’autant diront que c’est une chance ! Mais pas d’illusion pas d’espoir, non. Demain… tout recommence.
C’est à ce prix que vous autres vivez de sérénité. Ici certains s’y feront, d’autres seront aliénés.
A la fin, j’aimerais pouvoir crier que ma vie aura compté, que j’aurai été heureuse, épanouie et sans reproches. Que j’aurai rendu fiers mes proches. Que les nouveaux pourront considérer comme un cadeau le lègue de la génération passée. Voir si j’osais, que mon empreinte sur le monde l’aura un tant soi peu… amélioré ? Mais on n’est pas dans un monde de fées.
Pour que cette société tourne, il faut des sacrifiés.
Catégorie : Tranche de vie - 06 décembre 2020 à 16:26
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Posté par : Morning Glory | 06 décembre 2020 à 16:24
Posté par : cependant | 06 décembre 2020 à 18:38
Posté par : Morning Glory | 07 décembre 2020 à 00:13
Posté par : Malaparte | 08 décembre 2020 à 11:35
Posté par : Lolla | 08 décembre 2020 à 13:25
Posté par : krakra | 08 décembre 2020 à 17:51
a écrit
Quand on est heureux d'aller au travail le besoin de consommer s'évapore
je te trouve bien optimiste
Mais, l'inverse est vrai aussi : je ne peux pas arrêter avec un taf de merde.
Cet automne dans les recoltes, je n'aurais pas pu tenir sans opiacés...Et encore j'avais le ciel au dessous de ma tête (même quand il pleuvait, mais bref).
Par contre ça m'arrive aussi de bosser très mal payé pour des trucs plus passionnants que remplir un pallocks de pommes, même si c'est plus facile et intéressant, c'est dur de complètement se passer d'opis pour moi. Et si ce n'est pas pour bosser c'est au moins pour décompresser après.
Mais à la chaine sans opiacés c'est surhumain...c'est pas pour rien qui qui dit Révolution Indutrielle dit opium et laudanum (ou, alcool ++), ça n'aurait pas pu être possible de bosser pour moi dans ces conditons atroces sans avoir un truc pour tenir.
Bref...encore du courage, c'est quand qui finit ton contrat ?
T'auras droit au chomage ?
Posté par : cependant | 08 décembre 2020 à 18:26
Malaparte a écrit
Texte excellent et très inspiré, j'ai particulièrement apprécié le choix du titre aussi.
Ça m'a rappelé mon père, ouvrier depuis l'âge de 16 ans dans une sidérurgie et certaines de ces réflexions sur l'aliénation qui y découle.
Wouuuh merci pour ta réponse, en plus je voyais le thread enseveli avant d'avoir pu être un peu lu lol, jsuis happy ^_^
Force à ton père alors, j'espère qu'il a pu trouver d'autres choses plus intéressantes même à côté de son taff ><
Lolla a écrit
Si dur mais tellement vrai...
Merci pour ce témoignage qui nous rappelle combien certaines conditions de la vie humaine ont tellement besoin de stimulants et d'anesthésiants tant elles sont plus que difficiles à supporter.
Merci beaucoup pour ton retour En vrai la plupart des gens ne consomment pas autre chose que de la clope à ma connaissance dans celleux que j'ai croisés (par contre ça y va presque tout le monde fume, une jeune mère nouvellement arrivée a augmenté sa conso jusqu'à 300€/mois, presque le tiers du salaire>< Même moi non fumeuse, j'ai fini par m'y mettre et pour arrêter c'était limite). Certaines étaient même à faire des messes basses contre quelqu'un qui apparemment une fois aurait picolé un peu. C'est des gens je sais pas, je pense que par reproduction sociale ils doivent avoir intégré que c'était ça la vie et que ça leur allait... Je sais pas. Des gens qui ne se posent pas trop de questions sûrement. Mais moi je comprends pas du tout comment la plupart fait pour sourire blaguer et tout, moi avec les antideps je les suis pour faire bonne figure mais c'est une façade tu vois, pour certains d'entre eux j'arrive pas à dire si s'en est une ou pas.
Krakra a écrit
Tà consommation d’opiace à l’air d'être lié à un travail toxique,
tu n’a pas un projet de formation?
Quand on est heureux d'aller au travail le besoin de consommer s'évapore
Yep en effet c'est un peu plus compliqué malheureusement. A la base j'ai un niveau bac+4, mais j'ai des problèmes de santé qui font que trouver une orientation qui me plaise... C'est impossible. Dépression chronique résistante et phobie sociale carabinée (un peu plus complexe que ça en vrai mais bref), tu aimes quasi rien, tout est fade, tu as peur de l'ombre de tout inconnu qu'il faudrait aborder, surtout dans une situation où on attend quelque chose de toi, est ton supérieur etc...
Déjà plus dur dans ces conditions hein? Donc je suis arrivée à l'usine, parce que faut de l'argent et c'est ce qu'on attend de moi, que je travaille peu importe que ce soit en adéquation avec mes valeurs, que j'en sois réellement capable ou autre. De la survie^^" Du coup ouai sur 8h de taff y en a bien 6 de pensées suicidaires pour parler crûment, j'espère moins avec mes multiples antidépresseurs quand je reprendrais.
Comme je suis du coup AAAABSOLUMENT PAS débrouillarde, ni dégourdie, ni aventurière, ni vaillante, ni friponne, ni futée, trouver un autre truc comme simplement cueillir des pommes comme Cependant c'est chaud x) Je suis pas adaptée à ce monde ^^"
Cependant a écrit
Et encore j'avais le ciel au dessous de ma tête (même quand il pleuvait, mais bref).
T'avais la tête à l'envers?
ça n'aurait pas pu être possible de bosser pour moi dans ces conditons atroces sans avoir un truc pour tenir.
Ha je savais pas que tu étais passée par là aussi, contente que tu t'en sois sortie!
Bref...encore du courage, c'est quand qui finit ton contrat ?
T'auras droit au chomage
C'est même pas un CDD, c'est de l'interim^^ J'ai déjà eu droit au chômage heureusement j'ai pas bossé plus de quatre mois d'affilés du coup, et déjà comme ça c'était chaud l'année dernière >_> Parce qu'en rentrant avec ma dépré, j'avais plus aucune énergie nada, même le week-end bref. Je faisais plus que bosser: parfois jdormais 12h donc à peine le temps de manger douche re-bosser xD, même la nuit je rêvais de l'usine, un truc de taré jte jure je la quittais jamais, jamaaaaiiiiis! O___O"
Mais le chomage ça me stresse faut chercher activement du taff et ils peuvent vérifier... Du coup je me sens obligée de relancer les interims en mode jveuxuntaaaff, eux se disent "hum, quelle petite ouvrière motivée!" et jfinis par en décrocher un
Apparemment vu mon parcours je devrais avoir droit à des allocs type AAH d'après une psychiatre et psychologue, mais pas d'après une assistante sociale, c'est flou, bon jvais essayer hein... Ca changerait genre toute ma vie, moins de pression financière pour survivre => moins de stress => possibilité de bosser moins => plus de temps et moins fatiguée => re-moins de stress => possibilité de bosser dans l'associatif *_*
J'essaye de pas me faire de faux espoir mais ce serait vraiment un énorme poids en moins dans ma vie.
Posté par : Morning Glory | 08 décembre 2020 à 22:57
krakra a écrit
Tà consommation d’opiace à l’air d'être lié à un travail toxique,
tu n’a pas un projet de formation?
Quand on est heureux d'aller au travail le besoin de consommer s'évapore
Certes, mais le problème est que c'est pas si facile malheureusement. Perso ça fait 8 ans que j'essaye de sortir d'un taf guère épanouissant. J'ai même repris des études universitaires en parallèle, moi qui n'avait même pas le bac (grâce à la VAE). Mais force est de constater que l'envie, l'obtention d'un diplôme, de l'expérience (bénévole) et une certaine expertise ne suffisent pas. Dans le même temps, j'ai vu des portes s'ouvrir pour des personnes bien moins compétentes dans mon domaine spécifique...la différence se résume en 6 lettres : piston.
Et tu peux rien faire contre ça. Quand t'as pas d'appuis politiques ou autres, c'est mort. Et ce pays est gangréné par ce genre de pratiques, c'était d'ailleurs aussi un des ras le bol exprimé (la corruption) dans les mouvements sociaux de fin 2018/ 2019.
Et les stimulants ! Comme le suggère Terrence Mc Kenna, les propriétés
stimulantes du thé et surtout du café en faisaient des
drogues idéales pour la révolution industrielle : ils fournissent une poussée d'énergie, permettant aux gens de continuer à travailler à des tâches répétitives qui exigent de la concentration. En effet, la pause thé et café sont les seuls "rituels de drogues" qui n'ont jamais été critiqués par ceux qui profitent de l'état industriel moderne.
Morning Glory a écrit
Je suis pas adaptée à ce monde ^^"
T'es pas la seule ^^
En même temps, je crois que c'est Krishnamurti qui disait que "ce n’est pas un signe de bonne santé mentale que d’être adapté à une société malade"...
Posté par : TripSitterFR | 09 décembre 2020 à 01:22
Posté par : Morning Glory | 09 décembre 2020 à 21:05
Posté par : Dragonflyy | 09 décembre 2020 à 21:20